ANNEXE 4 : LE PREMIER FESTIVAL DE BAYREUTH VU PAR LES FRANÇAIS

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

Annexe 4 : Le premier festival de Bayreuth vu par les Français

En ce mois d’août 1876, Richard Wagner organisait à Bayreuth les premières représentations du cycle dramatique de L’Anneau du Nibelung. L’inauguration solennelle du Festspielhaus eut lieu le 13 août avec la représentation de l’Or du RhinHans Richter dirigeait l’orchestre ; Wagner avait réglé lui-même la mise en scène de son œuvre. Le 17 août s’achevait avec le Crépuscule des Dieux la première exécution intégrale de la Tétralogie. L’assistance était brillante et cosmopolite ; d’illustres voyageurs avaient fait le voyage à Bayreuth. Deux empereurs (Guillaume Ier et Don Pedro II du Brésil), deux rois et toute une cohorte de grands ducs, de princes et ministres se retrouvèrent parmi les festivaliers. Nombre d’étoiles du monde artistique marquèrent cet événement de leur présence. Des compositeurs connus (Brückner, Tchaïkovsky) ou moins connus, des chefs d’orchestre, des administrateurs de théâtre voisinèrent avec peintres et écrivains. La presse européenne avait envoyé des journalistes renommés : Vienne délégua les redoutables Edouard Hanslick et Daniel Spitzer, Paul Lindau représentait la presse de Silésie.

En ce qui concerne les Français, les propos de Vincent d’Indy sont peu crédibles : « A la première représentation de 1876, nous étions tout juste six français, y compris un négociant de Montbéliard qui avait obtenu la faveur de tenir à l’orchestre une partie de violoncelle. »

En fait, Lavignac a pu recenser au moins 57 de ses compatriotes, à partir des listes d’étrangers publiées à Bayreuth à l’aide des feuilles de location et de police.

Parmi les musiciens, se trouvaient Camille Saint-Saëns, Vincent d’Indy âgé seulement de 26 ans, la violoniste et compositeur Augusta Holmès, l’organiste d’origine lyonnaise Charles-Marie Widor, les pianistes Alphonse Duvernoy et Franz Servais, élève de Liszt d’origine belge, enfin le compositeur Ernest Guiraud, celui qui acheva l’orchestration des Contes d’Hoffmann et écrivit les récitatifs de Carmen. La presse n’omit pas de remarquer l’absence d’un Gounod ou d’un Reyer. Pourtant, l’auteur de Sigurd tenait le feuillet de critique musicale du Journal des Débats depuis 1866. Gabriel Monod, Edouard Schuré et le couple Judith Gautier-Benedictus faisaient partie du cercle intime de Wagner. D’autres membres du comité de patronage, partisans fidèles et dévoués à la cause wagnérienne étaient présents : Antoine Lascoux, le peintre Fantin-Latour, Alfred Bovet et Léon Leroy.

MVRW-Portrait de Catulle MendesLa presse parisienne avait délégué à ces représentations un certain nombre de correspondants. Ces rédacteurs devaient, semble-t-il, être choisis parmi les écrivains familiers des théories de Wagner ou parmi les musiciens compétents. Ainsi le Temps s’était fait représenter par Johannès Weber, le Gaulois par Catulle Mendès, l’Estafette par Camille Saint-Saëns et Le Journal de Musique par Armand Gouzien. Alors que la plupart des journaux avaient envoyé à Bayreuth les critiques musicaux les plus renommés, le Figaro avait choisi un journaliste boulevardier, Albert Wolff, pour rendre compte d’une œuvre essentiellement allemande, un journaliste surtout connu pour sa persévérance à vilipender Wagner. Aussi, il ne manqua pas de faire valoir son grand courage de pénétrer dans la Mecque de la religion wagnérienne. Il raconta même une histoire fantastique sur la rencontre d’un colonel autrichien, émerveillé d’une telle bravoure… Cependant des critiques bien connus depuis longtemps comme admirateurs de Wagner, M. Joncières et Adolphe Jullien, n’avaient pas réclamé cette mission. La Liberté et Le Français se contentèrent d’insérer des dépêches. Bien des journaux ne daignèrent même pas parler de ces fêtes artistiques, par économie sans doute…Cette raison pécuniaire nous semble plus décisive que le motif d’abstention invoqué par le Rappel. Ce journal déclara qu’il n’enverrait pas de correspondant assister à l’apothéose de l’Empereur Guillaume et de l’insulteur de nos désastres : « M. Wagner serait le plus grand musicien qu’il soit que le Rappel ne se dérangerait pas davantage. Il y a une chose que le Rappel préférera toujours à la musique, la France ! ». Belle parole digne de M. Prudhomme… Un homme réputé pour son esprit, Edmond About, non content de cette économie, perdant toute mesure, se laissa égarer jusqu’à écrire dans le XIXème Siècle ces lignes injurieuses et brutales : « Cet homme sans esprit, sans gaieté, et sans mélodie, ce perturbateur assommant et glacial est devenu, sans dire pourquoi, l’ennemi de la France. Après s’être longtemps engraissé de nos croûtes, il est venu en 1870, dans les fourgons de Monsieur de Moltke, nous donner le coup de pied du maestro ! ». Enfin pour être complet, il nous faudrait citer les lettres de Bayreuth de Charles Tardieu ayant été adressées à L’Indépendance Belge. Si Adolphe Jullien ne put rendre compte de la Tétralogie à ses lecteurs habituels, il publia dans le supplément du Figaro du 13 août 1876 un article intitulé : « Mozart et R. Wagner à l’égard des Français » dans lequel il tentait de remettre les accusations de gallophobie à l’égard de Wagner à leurs justes proportions. Voici en bref ce qu’il écrivait : « Wagner ne fut pas le seul artiste allemand dédaigneux de la France, qui ait hautement exprimé sa haine ou son mépris. Weber, par exemple, a composé des chants patriotiques contre la France pendant la campagne de 1813 et, après la bataille de Waterloo, une cantate Combat et Victoire en l’honneur des armes prussiennes. Cependant, personne n’y songea lorsque, douze ans après cette explosion de haine, il passa par Paris pour aller diriger à Londres son Obéron. Toute la société française le reçut alors avec un empressement bien flatteur et voulut ne se rappeler qu’une chose, c’est qu’elle devait honorer le génie, où qu’il allât, d’où qu’il vînt ».

MVRW-Victorin-de-JoncieresDe son côté, M. Joncières, à propos d’une reprise du Prophète en août 1876, critiquait l’acoustique de la salle de Charles Garnier, si défectueuse pour la sonorité de l’orchestre, en faisant la comparaison avec les dispositions intérieures du théâtre de Bayreuth. « Il est certain, observait-il, que ces groupes d’instruments, formant des familles distinctes, permettent au compositeur de produire des effets qu’il lui est impossible d’obtenir avec l’orchestre ordinaire ». De Bayreuth même, Saint-Saëns, après avoir rappelé que, bien avant Wagner, Grétry avaient imaginé l’orchestre invisible, écrivait ces lignes: « L’orchestre invisible réalise un progrès incontestable qui sera, dans un temps donné, appliqué à tous les théâtres lyriques, avec les perfectionnements que le temps apportera. A Bayreuth, il y a une trop grande déperdition des forces musicales…, mais il est certain que cette disposition ajoute beaucoup à l’illusion scénique ». Cet orchestre mystérieux suscita chez tous les spectateurs français cette même impression.

Albert_WolffAlbert Wolff, après en avoir critiqué le principe, exprimait l’avis qu’il aurait été utile de charger des spécialistes comme Ambroise Thomas ou Charles Garnier d’étudier la question sur place. Dans le plan intérieur du Festspielhaus, il appréciait la commodité des entrées et des sorties. Le 13 août, son article était consacré au compte-rendu du poème. « La poésie de Wagner est d’une lecture indigeste. Seul l’homme qui, pendant une semaine, s’est entraîné avec du homard à l’américaine et autres plats réputés lourds, peut résister à cette lecture ». Le 15 et le 17, il donnait ses impressions sur le Rheingold« L’orchestre mystérieux fait entendre un prélude d’un effet énorme ». Il déclare admirable le trio des filles du Rhin. A tout prendre, « c’est ennuyeux souvent, mais toujours intéressant ». Chemin faisant, il n’oublie pas de faire de la publicité à son journal : « Quand on a su que j’étais le représentant du Figaro… On lit tant le Figaro! » etc.. Le 18, il parla de la Walkyrie. Voici quelques extraits de son appréciation: « Le duo du premier acte est un des plus beaux morceaux qu’il soit possible d’entendre et j’ai rarement éprouvé au théâtre une sensation plus pénétrante… Le deuxième acte est un des actes les plus assommants qu’on ait entendus au théâtre ». Il admire aussi la scène finale du troisième acte. A la fin de son article, il invoque dans une métaphore d’un goût douteux « Henri Heine, dont le sublime ricanement entre comme un bistouri dans la peau des hommes, souhaiterait qu’il fit crever cet anthrax musical ! » Le 20, il juge le premier acte de Siegfried « assommant, moins la scène de la forge ». « Au deuxième, se trouve une scène adorable, la symphonie de la forêt. Au troisième, le réveil de Brunnehilde est une chose délicieuse et le duo qui lui succède, un morceau de tout premier ordre, tenez-vous le pour dit ». Le 21, il proclame : « Les Nibelungen, quelle ménagerie! Il y a dans la fameuse Tétralogie: un grand dragon, un petit dragon, un cheval, un ours dompté par Siegfried, trois oiseaux et deux corbeaux. Il ne manque plus que Bidel pour que ce soit complet! ». Il cite avec éloge dans le premier acte du Crépuscule « un petit duo d’adieu pénétrant, puis une symphonie délicieuse qui traduit les émotions des amants, le chœur du deuxième acte » et au troisième acte, « une marche funèbre qu’on put mettre hardiment à côté de tous les chefs d’œuvres de la symphonie ».

D’ailleurs, Wolff reconnaît que Paris a été injuste à l’égard de Wagner. « Dans Tannhäuser, il y a des pages admirables que vous avez conspuées pour rire un brin et même, dans l’œuvre abominablement ennuyeuse que j’ai entendue, il y a des morceaux tellement beaux qu’il convient de les fixer dans sa pensée pour marcher avec son temps ». Dans un dernier article daté de Nuremberg (Figaro du 25 août), il tente de résumer ses sensations et n’arrive qu’à rabâcher en quatre colonnes que Wagner est un fou, un insensé qu’il faudrait doucher. « Il a fait tout le contraire de ce qu’on faisait avant lui et, une fois le monstre terminé, il a dit carrément : Voici l’art nouveau et national ! L’entreprise de Wagner est l’œuvre d’un cerveau en démence… On n’invente pas un art. ». Malgré quinze ans de réclame pour lancer l’affaire,  « vous avez compté sans le bon sens, sans la révolte des gens que vous avez exposés à subir toutes les privations à Bayreuth, pour écouter une demi-douzaine de pages remarquables enfouies sous quatre journées du plus mortel ennui ». Voilà, en effet, le véritable grief d’Albert Wolff ! Pendant dix jours, il a été mal logé, mal nourri et mal couché ; les voitures coûtaient très cher à Bayreuth ! Il importe que l’univers en soit informé. Mais aussi, que diable allait-il faire dans cette galère ?… On se rappellera les griefs de Tchaïkovsky qui apprit peu après son arrivée à Bayreuth ce que signifiait la lutte pour un repas chaud… Le représentant du Figaro invoque également l’opinion des musiciens. « Tous sont d’accord sur ce point ; ils peuvent lire Don Juan ; mais il faut pour s’en rendre compte qu’ils voient la musique de l’avenir dans le cadre de la scène avec les décors, les géants, les nains et les flammes de Bengale. Art inférieur vous dis-je, art inférieur ! ». Et il conclut ainsi : « Demain est à Dieu! a dit le poète. Demain ce théâtre de Bayreuth sera probablement un cirque, une salle de bal ou un tir national  »… Cette phrase, la dernière de l’article, n’est pas la moindre absurdité qu’ait écrite Wolff sur ces représentations de Bayreuth.

Miniature-7-BayreuthCombien différentes sont les correspondances adressées au Gaulois par Catulle Mendès. Toutes ces lettres ont été réimprimées dans son volume sur Wagner publié en 1886. La lettre du 18 août dépeignait la physionomie de la ville, le public du théâtre et les wagnériens. Il écrit: « Dès cinq heures du soir, de toutes les rues de la ville, les pèlerins de Richard Wagner affluent vers la colline ou le théâtre s’élève. On se coudoie, on se hâte, on sait que l’on arrivera trop tôt et l’on a peur d’arriver trop tard. Les jeunes hommes courent d’un air heureux et fou ; de graves personnages essayent, par une allure modérée, de dissimuler leur impatience ; mais malgré eux, leur pas est fébrile, et les yeux pétillent derrière les lunettes. Avec l’insouciance du hâle, avec un royal dédain des parures, les femmes brûlées de soleil, éclaboussées de poussière par les rares carrosses, n’écoutent pas se déchirer aux pierrailles les traînes de mousseline ou de soie éclatante. Puis, les groupes innombrables se rapprochent, s’amassent et, entre une double haie interminable de curieux, sous des drapeaux balancés, forment une longue foule qui s’éloigne de la ville, monte en ondulant la côte, et enfin comme un fleuve par une écluse ouverte, se répand devant le théâtre, largement, avec une immense rumeur. Les portes d’entrées sont nombreuses. Le public pénètre sans encombrement dans la salle. Entre la double rangée des colonnes qui soutiennent à leur faîte des grappes de verres lumineux, sous le plafond peint de couleurs claires, l’immense amphithéâtre resplendit de toilettes féminines, et les couleurs vives sont rehaussées par le ton sombre des habits noirs qui, debout, surgissent d’entre les robes étalées. Dans la galerie, les souverains ont pris place, un à un, l’empereur du Brésil, l’empereur d’Allemagne, le grand-duc de Mecklemburg, de Bade, de Weimar. Pas d’uniformes ; les princes se dérobent à demi derrière les travées de la galerie ; ils sentent peut-être que ce n’est pas à eux ce soir qu’appartiennent l’empire et la gloire. Cependant, le brouhaha de la foule, dominé çà et là par des exclamations d’impatience, brusquement, à un signal parti croyons-nous de l’orchestre souterrain, se fond dans un vaste silence, auquel l’obscurité soudaine de la salle ajoute une immense solennité. »

Dans les lettres du 19, du 23 et du 24 août, le poète français évoque dans un style sobre les actions héroïques de la fresque musicale. L’analyse des drames wagnériens est ici beaucoup plus poétique que musicale. En voici quelques extraits significatifs :

« L’Or du Rhin offre une particularité qu’il faut signaler dès à présent: tous les thèmes représentatifs des personnages et des passions qui se manifesteront dans la trilogie de Richard Wagner apparaissent ici dans leur simplicité première. Ce prologue est comme le berceau commun de la Walkyrie, de Siegfried, du Crépuscule des Dieux. Tout ce qui sera est déjà entrevu. L’orchestre rêve et prophétise. »

Pour la Walkyrie : « Indiquer dans cette œuvre telle partie supérieure à d’autres, ou signaler ce qui plus particulièrement a étonné, ému, transporté le public, cela est-il possible ? Dès les premières notes du prélude, l’admiration s’impose, ou plutôt on ne songe pas à admirer. On ne se rend plus compte de la beauté du vers, de la beauté de l’immense mélodie ininterrompue; on ne croit plus qu’on assiste à une représentation d’un drame. On s’identifie avec les personnages, on aime de leur amour, on se réjouit de leurs espérances, on est torturé de leurs angoisses ! Le drame musical, selon le système wagnérien, a réalisé cette fois sa manifestation suprême ».

A propos de la scène de la forêt du second acte de Siegfried, Catulle Mendès poursuit :  « Certes, tout ceci est d’une féerie exquise. Les esprits jeunes en sont charmés, et les personnes qui rêvent plus profondément en devinent le symbole. Mais Wagner, en s’attardant au milieu de son œuvre immense, dans ce coin de forêt où le gazouillement des oiseaux a pour écho le grondement des dragons, n’a peut-être pas assez tenu compte des misères de la mise en scène. Le théâtre ne peut exprimer tout ce que la poésie peut concevoir ; il a fallu que cette scène fût bien adorable de naïveté et de grâce pour n’être pas diminuée par l’insuffisance de la mise en scène. Comme Siegfried, elle s’est battue contre le dragon, et en a triomphé. »

MVRW BAYREUTH 1876 DECORS SIEGFRIED acte II

Il conclut à propos du Crépuscule « Tel est, dans son ensemble esquissé à la hâte, cet ouvrage colossal. Cette fois par la double splendeur de la poésie et de la musique étroitement unies, le drame s’est affirmé absolument. La vaste épopée de Wagner offre ceci de frappant, qu’elle peut intéresser les âmes les plus simples et faire penser les plus hauts esprits; voyez mieux: elle est profonde, et vous aurez peine à la suivre dans les abîmes de rêve où elle vous entraîne. C’est que le poète-musicien, tout en se conformant à la lettre des mythes primitifs, excelle à démêler, à en révéler les symboles. Le public français refuserait-il d’être ému par une œuvre de cette espèce ? »

Après avoir essayé de rattacher cette grande œuvre à la tragédie eschylienne, aux mystères du moyen-âge et au drame shakespearien, Catulle renonce à rechercher de telles analogies, disant: « Mais non, on se trouve ici en présence d’un art dramatique qui se rattache mal aux arts dramatiques connus jusqu’à ce jour et d’où émane une émotion nouvelle, incomparablement puissante et délicieuse. Quant aux vieilles plaisanteries sur le fracas de l’orchestre wagnérien, sur les miaulements de chats ou les aboiements de chiens imités par les instruments, elles ont toujours quelques agréments ; et ces niaiseries-là ne nuisent plus qu’à ceux qui les écrivent ».

MVRW-Camille-Saint-SaensTout aussi dithyrambiques furent les correspondances envoyées à l’Estafette par Camille Saint-Saëns, rédacteur musical de ce journal. Non seulement le compositeur, depuis longtemps familier des œuvres de Wagner, ne pouvait refuser son admiration à des conceptions aussi grandioses que le prélude de l’Or du Rhin, le premier acte de la Walkyrie ou le dernier acte du Crépuscule des Dieux. Saint Saëns était à cette époque un wagnérien « forcené ».  Forcené est l’épithète dont s’est servi Léon Leroy qui disait:  « Saint-Saëns sait son Rheingold et tous les opéras de Wagner comme un prêtre sait son bréviaire ». Ces propos sont bien éloignés de ceux de Saint-Saëns quelques années plus tard lorsqu’il rejettera systématiquement le wagnérisme et affirmera:  « Parsifal, c’est du charivari ! ». La plupart de ses jugements de l’été 1876 sont formulés dans des termes élogieux. Il conclura son commentaire par cette réflexion générale très judicieuse: « Que dire des gens qui se sentent gravement atteints dans leur patriotisme, à l’idée que Wagner fait exécuter en ce moment sa Tétralogie dans une petite ville de Bavière? En vérité le patriotisme a bon dos… A tout prendre, je préfère hautement ceux qui s’inclinent devant une étonnante supériorité et ne marchandent pas leur admiration, dussent-ils admirer de confiance, à ceux qui dénigrent de parti-pris… » Il fera même réimprimer en 1923 pour la neuvième fois son volume Harmonie et mélodie qui contient l’étude de la Tétralogie où il dit en conclusion: « Représenter Wagner comme un ennemi de notre pays est simplement absurde : il ne hait que les gens qui n’aiment pas la musique ». Disons mieux :   « sa musique »…Voici quelques extraits de ses jugements sur les premières représentations de Bayreuth :

« Pénétrons dans la salle du théâtre de Bayreuth. Un espace vide, qui paraît peu large, sépare la scène des gradins qui s’élèvent en amphithéâtre jusqu’au fond, garni de deux rangs de loges. On y éprouve une impression analogue à celle qui vous saisit au Conservatoire, les jours de concert ; on sent qu’on est dans un temple élevé à l’art, non dans un lieu de distraction et de spéculation. On entend le coup de bâton d’un chef d’orchestre invisible ; un profond silence se fait aussitôt, et le gaz s’éteint presque complètement. Un bourdonnement sort des profondeurs ; ce bourdonnement s’élève, grandit, emplit peu à peu la salle. Ceux qui croient que Wagner n’emploie que des accords dissonants seront bien étonnés d’apprendre que les soixante premières mesures de Rheingold ne contiennent pas d’autre harmonie que le seul accord de mi bémol. La toile se partage en deux, s’écarte, et l’on ne voit rien. Une vague lueur verdâtre éclaire la scène : les sirènes commencent leur chant ; peu à peu leurs formes gracieuses de viennent visibles, comme fluides et demi-transparentes. Rien de plus charmant. Elles se poursuivent en nageant, car nous sommes au fond du Rhin ; et rien ne peut faire comprendre comment elles sont suspendues au milieu de l’eau : c’est le triomphe de l’illusion scénique. Leur fuite moqueuse devant le nain Albérich, qui s’accroche péniblement au rocher, leur chant de triomphe quand le soleil en se levant fait étinceler l’or magique, les ruissellements continuels de l’orchestre, tout cela défie la description; les spectateurs les plus hostiles ont été ravis malgré eux par cette scène dans le paradis de l’art de l’avenir: Albérich maudit l’amour et s’empare du Talisman ; la nuit couvre la scène. Quand elle se dissipe, nous sommes sur la montagne, et le palais Walhall resplendit à l’horizon aux rayons du soleil levant. Ici, une désillusion. Le palais des dieux est funèbre et rappelle le cimetière du Père-Lachaise. J’ignore si c’est son intention. L’arrivée des géants, superbement costumés de peaux de bêtes, ornés de chevelures et de barbes exubérantes, produit une grande impression. La scène languit un peu cependant jusqu’à l’arrivée du dieu Loge. Il faut entendre les flammes courir; les étincelles pétiller dans l’orchestre, chaque fois que le dieu du feu prend la parole. Le récit qu’il fait de ses aventures est d’une grâce irrésistible. La troisième scène dans l’empire du Nibelheim est saisissante: des rochers rougis au reflet des forges, le bruit puissamment rythmé des enclumes, une musique endiablée, tout concourt à former un tableau du plus grand effet. Il s’y passe des choses fort comiques, et l’on ne peut s’empêcher de rire à la vue de l’horrible serpent dont Albérich revêt la forme pour émerveiller les dieux. Le malin dieu Loge l’invite ensuite à se métamorphoser en crapaud : l’imbécile n’a garde d’y manquer; et les dieux s’emparent de lui et le garrottent. La scène change encore, et nous voici ramenés au décor du second tableau: les imprécations d’Albérich, quand Wotan lui arrache l’anneau, sont d’un accent profond; on sent que cette malédiction ne sera pas vaine. Pour rencontrer une grande page musicale, il nous faut passer au finale, au moment où le dieu Tonnerre rassemble les nuages et fait éclater la foudre. Cet orage joyeux et surnaturel, qui n’a rien d’effrayant dans sa sublime grandeur; est d’une conception toute originale. Les brumes qui descendent des frises se joignent à celles qui montent de l’orchestre. Le machiniste a trouvé un éclair étonnant de réalisme et de beauté; mentionnons encore à son actif un effet tout à fait neuf dans l’empire de Nibelheim, une colonne de fumée qui se promène comme vous et moi, disparaît en tournant dans un chemin creux, descendant derrière les rochers. 

Cette première soirée suffit à montrer que le problème est complètement résolu. Non seulement l’orchestre ne couvre pas les voix, mais les voix le couvrent continuellement, la voix je veux dire, car à part les trois filles du Rhin qui chantent ensemble, les personnages parlent chacun à leur tour; et il n’y a jamais qu’une voix pour lutter contre l’orchestre. Chaque mot arrive facilement à l’oreille, sans bruit et sans confusion.

La puissance et une inépuisable variété s’allient à une extrême douceur, et cet orchestre si compliqué est comme un riche tapis, sur lequel se promènent les personnages du drame; ce qui n’empêche pas certaines gens d’écrire tous les jours que la musique de Wagner fait un vacarme assourdissant: il est vrai que ces mêmes personnes trouvent harmonieux des opéras où l’on frappe sans relâche sur la grosse caisse et les cymbales, où les trombones et les cornets à piston font rage, où les chanteurs, malgré des cris désespérés, ne peuvent parvenir à se faire entendre que par intervalles. Il est certain que la moindre opérette fait plus de bruit que l’Or du Rhin. Quant on a lu la partition, quand on a vu ce prodigieux travail d’orfèvrerie, on éprouve quelque peine à voir toutes ces ciselures reléguées au dernier plan et sacrifiées à l’effet général. Wagner a agi comme les artistes du Moyen-âge, qui sculptaient une cathédrale comme ils auraient fait un meuble. ».

MVRW BAYREUTH 1876 DECORS LA WALKYRIE acte I

Quant au monologue de Siegmund et de sa scène finale avec Sieglinde, il écrit : « Là, rien n’empêchait l’auteur de faire un air et un duo à la manière ordinaire; mais aucun air, aucun duo ne peuvent avoir, au point de vue du théâtre, la valeur de ce monologue et de cette scène dialoguée. Les fleurs mélodiques les plus parfumées naissent à chaque pas, la poésie égrène ses perles, et l’orchestre, comme une mer infinie où chatoient toutes les couleurs du prisme, berce les deux amants sur ses flots magiques. Voilà bien le théâtre de l’avenir; ni l’opéra, ni le drame lyrique ne verseront jamais dans l’âme une émotion pareille. L’auteur n’eût-il complètement réussi que cette scène, c’en est assez pour prouver que son idée n’est pas un rêve irréalisable: la cause est entendue. Mille critiques, écrivant mille lignes chacun pendant dix ans, ébranlerait ce chef d’œuvre à peu près comme le souffle d’un enfant renverserait les pyramides d’Egypte ».

L’enthousiasme du musicien vibre dans ces lignes écrites sous l’impression du troisième acte de la Walkyrie :

« Emportés par l’ouragan, les nuages volent comme des flèches, et les Walkyries, dont la tempête est l’élément, poussent à l’envi leur cri de guerre, gravissant les rochers, s’appelant, se répondant, agitant leurs lances et leurs boucliers. Qui n’a entendu cela ne sait pas quelle puissance la musique peut atteindre! Malgré la défense du Maître, qui a interdit les applaudissements, une clameur s’élève de la salle : il est impossible de se contenir à l’audition d’une scène pareille. L’acte se soutient d’un bout à l’autre; les imprécations de Wotan, les cris désespérés des Walkyries, le désespoir de Sieglinde, l’exaltation de Brünnhilde ne laissent pas aux spectateurs de moment de repos ; et quand les Walkyries se sont enfuies, lorsque, dans le Crépuscule du soir se déroule la dernière scène entre Wotan et sa fille, l’œuvre atteint à la grandeur eschylienne. Longtemps le dieu et la Walkyrie se tiennent embrassés ; et, pendant ce temps, l’orchestre fait entendre de tels accents, que bien des spectateurs ne peuvent retenir leurs larmes. Le drame lyrique triomphe ».

 

Quant au jugement de fond sur le Crépuscule, Saint-Saëns écrit: « Il est impossible de donner la moindre idée d’une musique pareille, qui ne ressemble à aucune autre. Il faut entendre, il faut voir la musique tripler l’intensité des sentiments dont les personnages sont animés. Le troisième acte est un long crescendo d’intérêt dramatique et musical. Brünnhilde y devient gigantesque. La deuxième scène est comme un phare qui éclaire l’œuvre entière et dont la lumière éblouissante aveugle et terrifie. »

Ernest_GuiraudAlors que beaucoup de grands journaux s’étaient abstenus d’envoyer un rédacteur spécial pour suivre les représentations de Bayreuth, le Moniteur Universel était représenté par deux correspondants, Ernest Guiraud et Gabriel Monod. Ernest Guiraud était arrivé trop tard pour assister à la première série des représentations. Il commença donc ses correspondances par le compte-rendu de Siegfried. Il paraît n’avoir que peu compris l’œuvre qu’il juge dans les mêmes termes qu’un vulgaire opéra. Il est vrai que Guiraud se réclamait d’une esthétique authentiquement française, ne devant rien à des influences étrangères. Voilà pourquoi ce compositeur, éperdu à l’idée de réaliser les récitatifs de Carmen après la mort de Bizet en 1875, s’est ennuyé vertement sur la verte colline…

Le premier acte, « à part quelques phrases épisodiques et surtout la façon ingénieuse dont elles sont orchestrées, ne m’a pas paru bien saillant. Il se relève pourtant à la fin, avec le chant de Siegfried au moment où celui-ci forge une épée enchantée. Cette chanson de géant, au souffle puissant, a des accents héroïques et étranges. Le second acte est encore plus terne que le premier. Sauf une scène où l’orchestre joue un rôle charmant, tandis que Siegfried est couché au pied d’un arbre, je n’ai rien entendu qui m’ait frappé. Je passe sur le début du troisième, qui renferme quelques beaux accents, car j’ai hâte d’arriver au grand duo d’amour qui termine l’opéra. Là, M. Wagner a enfin trouvé un superbe morceau… Le réveil de la Walkyrie est absolument délicieux. » La correspondance insérée dans le Moniteur du 23 août a trait au Cpuscule des Dieux« Le premier acte est une des choses les plus ennuyeuses que j’aie jamais entendues… cet acte qui dure à lui seul plus de deux heures, ne contient que des conversations interminables, sans aucun intérêt musical, ni scénique ; le second acte ne m’a pas paru de beaucoup supérieur au premier… Dès les premières mesures du troisième acte, il semble qu’un souffle nouveau ait passé sur l’œuvre. La vie, le mouvement, l’inspiration, tout ce qui avait abandonné M. Wagner dans les deux premières parties de son drame, lui revient à la fois. C’est d’abord un trio original et charmant que les ondines chantent à Siegfried ; puis vint un retour de chasse brillant, mouvementé, auquel succède un remarquable récit de Siegfried. Enfin, la mort du héros et la marche funèbre qui forme la scène suivante sont des pages de premier ordre. » Guiraud assista ensuite à deux des représentations de la seconde série. Il y entendit donc les deux premières parties de la Tétralogie après les deux dernières. Il écrit dans le Moniteur du 28 août :  »Des quatre ouvrages de Wagner, le Rheingold n’est pas celui où l’on trouve les plus belles choses, mais c’est à mon avis le mieux équilibré, le mieux fait au point de vue du théâtre et celui dont l’intérêt se soutient le plus du commencement à la fin. »De la Walkyrie, il admire tout le premier acte, en dépit de quelques longueurs. Le duo d’amour lui paraît être la page capitale de la Tétralogie« Le morceau est superbe et, malgré les dimensions colossales que lui a données Wagner, l’intérêt va croissant jusqu’à la fin. » Le deuxième acte n’est que vide, inanité, longueur intolérable; mais il apprécie le troisième acte tout entier. « La chevauchée des Walkyries est un morceau tout à fait extraordinaire… la symphonie descriptive de l’incantation du feu est d’un bel effet. » Le premier septembre, Guiraud résuma ses impressions dans un article de critique générale.  »M. Richard Wagner est certainement un grand artiste; son immense talent touche parfois au génie, mais ce génie est toujours artificiel… La complication des moyens qu’il emploie, la recherche constante des effets qui amène la satiété, l’exagération et l’abus excessif des détails, tout cela décèle un art vieilli, fatigué et non un art nouveau. Wagner est un merveilleux ouvrier; peut-être même le plus merveilleux qu’ait encore produit l’art musical. » En ce qui concerne l’alliance de la musique et des paroles, l’auteur de la Tétralogie n’a fait, suivant le critique français, qu’exagérer l’emploi du récitatif obligé en lui donnant plus d’extension qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent. « Sa révolution se borne à avoir mis au premier plan une des formes de l’art à laquelle les maîtres n’avaient encore assigné que le second… Ce que l’auteur des Nibelungen a de bien personnel, c’est son style, c’est l’élévation de sa pensée dans certaines parties de son œuvre et c’est l’habileté prodigieuse avec laquelle il ne cesse de manier l’orchestre. Il a soif d’idéal, il a des conceptions grandioses, mais il atteint rarement cet idéal et plus rarement encore il réalise ses conceptions ».

La correspondance de Gabriel Monod est aux antipodes de celle de son confrère. Monod, futur directeur de la Revue Historique, fut l’auteur d’une série de lettres non signées très favorables à Wagner. La première missive donnait de nombreux détails sur Bayreuth, sur le but artistique poursuivi par Wagner et sur ses vues personnelles tendant à transformer le théâtre. « A priori, le système wagnérien m’a toujours paru faux ; à la lecture, les poèmes ne m’ont causé qu’un médiocre plaisir; à la représentation, malgré des scènes longues et ennuyeuses, j ‘ai toujours été pris au piège et j’en ai emporté des impressions ineffaçables; j ‘en conclus que ce sont mes raisonnements à priori qui étaient faux, que probablement j’ai pris pour les limites absolues de l’art musical, ce qui n’était que les formes conventionnelles où il était enfermé jusqu’ici ». Précieux aveu, d’une très noble sincérité dont bien peu furent alors capables. Dans une lettre adressée le 19 août au Moniteur Universel, Monod décrivait le banquet donné après la première série de représentations : « Après le saumon, Wagner s’est levé et a demandé à expliquer les paroles qu’il avait prononcées la veille. (A savoir, qu’à l’issue de la quatrième représentation Wagner avait prononcé quelques paroles pour remercier le public et à la profonde stupéfaction de l’assistance, articulé ces mots : «  Vous avez vu maintenant ce que nous pouvons; si vous le voulez, nous aurons enfin un art ! ». Personne ne dit mot, mais tous les journaux, en France et en Allemagne, blâmèrent sévèrement l’extrême orgueil de l’artiste). C’est à tort qu’un a cru, dans sa pensée, qu’il n’y avait pas eu d’art digne de ce nom dans le passé. Ce qu’il a dit ne s’appliquait qu’à  l’Allemagne. Il y a un art italien, il y a un art français qui ont produit des chefs d’œuvre de noblesse et de grâce, mais il n’y a pas d’art national allemand. Il n’y a eu que des tentatives individuelles et isolées, mais aucune grande tradition nationale durable. C’est cet art national qu’il voudrait contribuer à créer. » Enfin, le 27 août, une autre lettre apportait des renseignements sur l’organisation et le personnel du théâtre, sur la villa Wahnfried et sur les hôtes de Wagner.

Armand Gouzien, rédacteur principal du Journal de la Musique, publia quatre articles en date du 15, 16, 17 et 18 août, sous le titre « L’événement musical de Bayreuth ». La première dépêche débute par un rappel historique de la genèse de la Tétralogie et de la construction du théâtre des festivals. Suit une description détaillée du Festspielhaus : « Il y a aussi un service d’eau, en cas d’incendie, consistant en une machine pneumatique qui est établie à trente-sept pieds sous la scène et qui va puiser l’eau dans un puits de cinquante-deux pieds de profondeur, pour la faire monter ensuite en haut des tours qui se trouvent de chaque côté du théâtre. Elle peut en ressortir pour inonder la scène ou la salle par huit bouches énormes devant lesquelles sont postés des soldats de la FeuerWehr de Bayreuth. » Au sujet de la salle, le journaliste poursuit: « isoler pour ainsi dire chaque spectateur et le mettre en face des splendeurs promises, sans que rien ne puisse en dehors d’elles distraire ni son regard ni son esprit; tel est le but… Pas de loges où la causerie et la galanterie aient leurs entrées, mais un seul amphithéâtre où la foule étagée se presse sans se voir, car la salle est plongée dans l’obscurité… Pas d’orchestre visible, remuant, turbulent, s’accordant et pouvant distraire le public. On se croit seul réellement; et quand, après l’appel des trompettes annonçant comme le guetteur l’entrée de héros du drame, le rideau s’ouvre brusquement de chaque côté de la scène sur les eaux du fleuve à peine éclairé par les indécises lueurs qui annoncent l’aube matinale, on entre dans le rêve. Dans la conception et dans l’exécution, l’auteur a donc atteint son but. » Gouzien livre ensuite quelques lignes sur le public digne d’un journaliste mondain. « Avant le lever de rideau, quand la salle était quelque peu éclairée, nous jetons un coup d’œil sur cette foule cosmopolite: c’est la salle de Babel, toutes les nations y sont représentées. Où sont les Japonais ?  me demande mon voisin; nous parcourons la salle du regard : il y a deux japonais tout à fait authentiques à quelques gradins au-dessus de nous ! On se retrouve, on se revoit, on échange des saluts ou des gestes de surprises. Nous apercevons ou bien l’on nous montre les peintres célèbres ». Poursuivant son étude méthodique des fêtes de Bayreuth, le journaliste livre l’analyse du poème, sa critique de la musique, de l’interprétation et de la mise en scène. La complexité du drame suscite quelques réserves et Gouzien n’hésite pas à qualifier le poème de   » fatralogie « . Plus enthousiaste à l’audition, il écrit : « Ce que la parole ne peut exprimer, la musique le traduit, et le traduit lumineusement, irrévocablement. Mais quand le poète parle et que la musique semble s’effacer, quand le dialogue se développe en de longs récitatifs que commente, éclaire, colore, souligne partout la plus extraordinaire des orchestrations, alors l’attention s’égare, pour celui qui ne comprend point la langue parlée ; le mot échappant, la vérité saisissante de la note qui le traduit vous échappe et, comme un malaise surnaturel envahit votre esprit dérouté. »  Il résuma ainsi l’impression suscitée par l’Or du Rhin « Une sensation de grandeur d’une intensité inouïe vous enveloppe au début de l’ouvrage et pendant tout le premier tableau; au second tableau, un épisode ressort en un relief puissant d’un fond qui (à une première audition) semble d’une uniformité mélopéenne monotone; au troisième tableau, la scène du nain étonne et impressionne à la fois; puis, jusqu’à l’apothéose finale, l’attention s’alourdit pour être réveillée, comme en sursaut, par des splendeurs inconnues ».

Au sujet de la Walkyrie « A partir du premier accord de l’orchestre, l’émotion vous saisit. La scène d’entrée de Siegmund, épuisé, le beau chant de violoncelle qui la traverse, la mélodie amoureuse qui commence à circuler à l’orchestre, rajeuni et vibrant aux voix de ces deux êtres, les harmonies pénétrantes de la nuit sereine se mêlant à celles des amants dans l’extase, l’échange de leurs serments, leurs élans irrésistibles de passion, l’héroïque apostrophe à l’épée, tout cet acte enfin est un hymne à l’amour comme nul n’en chanta jamais. Après avoir subi le choc de ces fougueuses inspirations, on ne peut se défendre, en se reportant à de plus lointaines impressions que vous ont fait éprouver certains duos d’amour célèbres, de penser que ceux-là qui s’aimaient ainsi ignoraient l’amour. Nous avons promis d’être sincères et de résister à l’entrainement de l’enthousiasme; aussi avouerons-nous que le deuxième acte (sauf le finale) nous a échappé, et que, malgré les efforts de notre attention, malgré notre tension d’esprit et malgré l’entrainement préparatoire du premier, nous nous sommes sentis écrasés par le poids de ces deux duos qui remplissent le second. Ces dialogues interminables, ces récits sans fin de faits déjà connus dans le Rheingold, lassent le plus résolu à tout entendre. Au sortir de cet acte, l’abattement est sur tous les visages, les plus hardis des initiés et des admirateurs n’osent point le soutenir; mais ce qu’ils promettent du troisième acte est dépassé par la réalité. L’Eschyle de la musique a atteint, dans ce troisième acte, à des sommets auxquels personne non! personne, parmi les plus grands n’était parvenu. Ces vierges guerrières vous prennent en croupe sur leurs chevaux au galop foudroyant et vous emportent dans un tourbillon sonore. Leurs voix suppliantes, quand le père menace Brünnehilde de sa colère, ont quelque chose de déchirant qui oppresse et fait déborder le cœur que leur douleur emplit. C’est vraiment l’inexprimable ainsi que le dénouement grandiose et terrible ; et il faut plaindre le critique qui, au sortir de ce rêve sans nom, prendra sa loupe et examinera ces partitions comme un botaniste. La mise en scène est digne de l’œuvre, et c’est tout dire; les interprètes ont été tous plein de vaillance, même ceux qui, comme le ténor Niemann, combattaient avec les tronçons de leur voix brisée ». Quant à Siegfried« La représentation a produit moins d’effet, par la faute du ténor qui est absolument insuffisant. Ce ténor, qui soutient toute la pièce, aurait besoin de reforger les tronçons de sa voix brisée et rouillée. Il la mena absolument comme le charretier mène ses bœufs: il la fouette, la secoue, la brutalise; et l’organe surmené, poussif, laisse échapper des beuglements désespérés. La mise en scène était d’ailleurs tout à fait manquée. Le dragon, dont la tête seulement a, paraît-il, coûté les yeux de la tête au roi de Bavière, ressemble à un crapaud soufflé auquel on aurait mis une tête de lapin. A son entrée, toute idée d’horreur, préparée par la musique, s’évanouit ; sans le respect du lieu, car il semblerait être, là, dans une cathédrale pendant l’office, un formidable éclat de rire répondrait au grognement de ce monstre en baudruche que vient combattre Siegfried avec l’épée invincible, et qu’un enfant crèverait avec une épingle. Les deux premiers actes sont trop longs. L’action y languit… Nous en avons déjà subi les pénibles effets dans le deuxième acte de la Walkyrie, où s’étalent d’interminables dialogues dont les mots sont muets pour nous. La vérité de la musique déclamée nous échappe avec le Verbe qu’il nous est interdit de comprendre. Tant que durent les deux premiers actes de Siegfried, c’est un malaise inexprimable qui ressemble assez à la sensation qu’un aveugle doit éprouver quand on lui dit que la Beauté est là, devant lui. De moments en moments, des effluves d’harmonie nous montent aux oreilles et nous révèlent une partie du mystère, mais les ténèbres nous enveloppent aussitôt. Dans le premier; se trouve une scène superbe ; c’est Siegfried forgeant son épée. Au second acte, il y a un chant d’oiseau, d’une poésie incomparable… Ces épisodes dont nous parlons forment le plus saisissant des contrastes : dans l’un, la fougue, l’énergie sauvage, le rythme écrasant du marteau sur l’enclume ; dans l’autre, la fraîcheur des matins, l’éveil de la nature où les arbres semblent étirer leurs branches après le sommeil. Ces deux antithèses montrent la force du génie qui a conçu cette œuvre titanesque, sa souplesse et sa grâce. Tout le troisième acte est splendide. L’éblouissement commence aux premiers jaillissements de l’orchestre et ne s’arrête plus. Le duo final a transporté la salle… C’est comme un Walhalla d’harmonies et de mélodies élevé par le compositeur géant à la gloire de l’éternel amour. La Materna a été admirable. Vous voulez une Pauline, mon cher Gounod, la voilà, toute palpitante d’amour, toute illuminée de foi. Venez l’entendre, c’est elle, je vous le dis, la voilà telle que vous avez pu rêver. Elle chante à Vienne, Vienne vous la prêtera sans doute. »

La lettre du 18 août rend compte du Crépuscule. En voici encore de larges extraits: « Tout est consommé et nous avons bu le calice, fiel et nectar, jusqu’au fond. La dernière journée a été la plus terrible, pour plusieurs raisons: d’abord comme dirait M . de La Palisse parce qu’elle n’était pas la première. On l’a pu remarquer dans ces lettres, si on les a suivies depuis la première: nous sommes tout enthousiasme pour le Rheingold ; nous confessons n’avoir pas compris le deuxième acte de la Walkyrie ; nous avouons l’obscurité de deux actes du Siegfried ; au quatrième jour, le prologue et les deux premiers actes nous plongent dans un affaiblissement complet. Cela suit une progression: et cela prouve certainement, car ces sensations ont été partagées par de plus hardis et de plus entraînés que nous, que des œuvres de cette conception sont au-dessus des forces humaines, qu’il n’y a pas de génie assez puissant pour les réaliser jusqu’au bout sans défaillance, ni d’attention assez vigoureuse pour les entendre sans abattement. C’est plus que le Crépuscule, c’est la nuit; et nous ne trouvons notre chemin dans le suprême poème qu’à tâtons. Le troisième acte est même l’un des plus humains, des plus dramatiques, des plus saisissants qui existent au théâtre… Dans la partition surnage, sur la mer houleuse des motifs de l’œuvre entière qui réapparaissent à chaque moment, la page symphonique du lever du jour; la scène du pacte entre Siegfried et Gunther, la courte page symphonique qui suit l’apparition d’Alberich à son fils Hagen, l’irruption soudaine du chœur, l’arrivée de Brünnhilde et tout le dernier acte. Une seule artiste a été digne de tant de beautés et capable aussi de supporter tant de fatigues, c’est Madame Materna, qui est la plus grande chanteuse de l’opéra de Vienne ; il est superflu d’ajouter qu’elle serait la plus grande de celui de Paris. L’idéal poursuivi par Wagner est, certes, un des plus vastes qu’ait rêvé l’esprit humain : former de tous les arts réunis un tout homogène, où l’unité de chaque art s’efface pour composer un ensemble artistique… Mais est-il un génie capable de commander et de les faire obéir ? Le plus grand de tous sans conteste à l’heure présente, le plus puissant, le plus persévérant vers son but, le plus vaillamment soutenu vient d’en faire l’essai et il n’a pu y parvenir : souvent un de ces arts manque à son appel : c’est un décor puérilement brossé comme celui de l’arc-en-ciel en zinc peint du Rheingold ; c’est un accessoire comme le Dragon du Siegfried, c’est un acteur qui remplace l’harmonie du geste, de l’attitude, de la voix par des contorsions hideuses et des beuglements désespérés, c’est la musique qui s’empare de la première place et met le vers au second plan, ou celui-ci qui dépasse la musique. Et la discipline qu’il a imposé à ces esclaves de son imagination n’existe plus, alors son effort est vain. Faut-il dire, au risque de passer pour privé de toute littérature ? c’est quand la musique s’empare en souveraine de la scène, saisit l’action en face et la soulève, que nous avons éprouvé des sensations inouïes, inconnues, inexprimables, plus fortes que toutes celles que nous avions ressenties jusque-là… Si nous nous plaçons à un autre point de vue plus borné, le point de vue pratique, des œuvres ainsi conçues ne peuvent être entendues que dans les conditions où nous venons de les entendre, et ne le seront plus jamais, croyons-nous, avec cet ensemble-là, et devant un public mieux disposé à les comprendre et à les acclamer… Il faut à ces œuvres un théâtre spécial, une interprétation spéciale, un public spécial, ayant suivi un régime intellectuel spécial; et tant de spécialistes n’ont pas souvent l’occasion de se trouver réunies; or, l’une venant à manquer tout s’écroule ». Le critique conclut cette série de courriers par cette injonction: « Allez à Bayreuth, faites ce pèlerinage artistique, et vous garderez certainement le plus grand souvenir de votre vie. Nous voudrions que tous ceux en France qui portent un nom, que la célébrité a consacré ou à qui elle est promise, se rendissent à la troisième série des représentations de L’Anneau du Nibelung. Ils en sortiraient, nous n’en doutons pas, avec de grandes impressions et de grands enseignements dont notre art national profiterait ».

De son côté, le peintre Fantin-Latour assistait à Bayreuth à la première représentation de l’Anneau, en compagnie du wagnérien convaincu Antoine Lascoux. Il envoya de Franconie à son ami Edmond Maître une série de lettres chaleureuses, dont voici un fragment de la dernière:

« Le troisième acte du Crépuscule des Dieux est saisissant. Le trio des Filles du Rhin, la Chasse, le Récit et la Mort de Siegfried ; triple chef d’œuvre: musique, drame et mise en scène…Admirable. C’est la réussite complète des idées de Richard Wagner que cette page, et vraiment l’on sent alors que rien ne peut soutenir la comparaison. C’est un art nouveau, l’art de l’avenir certainement. Pensez à l’ovation finale! Une tempête. Cris, chapeaux, mouchoirs, bouquets, couronnes, etc.. Enfin, il paraît! Vous n’avez pas idée de ce qui vous gagne de voir cet homme, attitude simple, chapeau à la main, interdit, voulant parler… Des larmes me viennent aux yeux en vous décrivant ce spectacle. Il parle… Applaudissements, et la toile tombe… De grands cris. Elle se relève. Alors tous les chanteurs sont là rangés. Il leur adresse quelques mots qu’il accentue par des frappements de pieds, comme s’il conduisait un orchestre. C’est émouvant…On sort. On embrasse Wagner…

Ah! Que je suis content d’avoir assisté à cette fête. Combien on sent ici la vie! Est-ce triste d’être obligé d’aller dehors pour assister à une fête artistique, d’aller chercher du soutien pour notre vie d’artiste, car cela vous fait le plus grand bien, cela rend de l’ardeur. Je ne peux exprimer combien je me sens transporté ! ».

L’ensemble des missives au nombre de quatre figures dans le livre d’Adolphe Jullien : Fantin-Latour : sa vie et ses œuvres (1909).

Nous retrouvons également, en feuilletant la collection du Passe-temps, revue lyonnaise, le compte-rendu suivant paru de manière anonyme dans le numéro du 10 septembre 1876 intitulé « Actualité excentrique : La Tétralogie de Richard Wagner. »

« On sait que l’allemand Richard Wagner est le champion de la musique de l’avenir. Or, pour réaliser le triomphe de la dite musique, il vient d’inaugurer dans la petite ville de Bayreuth un théâtre construit exprès où il a fait représenter, sous le titre de Nibelungen Ring, une série de quatre soirées consécutives (excusez du peu, comme disait Rossini) et qui forment le prototype et le résumé de son système dramatique et musical. Pour malheur, il paraît que, malgré les effets inouïs faits pour chauffer à blanc l’enthousiasme d’un public spécial et admirablement disposé, le résultat a été absolument négatif et que le malheureux auditoire, en dépit de tout son bon vouloir, a succombé sous le fardeau de l’immense ennui qui se dégage comme un brouillard opaque de ces quatre partitions interminables et mortellement stériles. En somme, Richard Wagner a fait four, même auprès de ses compatriotes, et le théâtre ne va pas, dit-on, tarder à fermer ses portes sous prétexte d’extrême chaleur ».

Léon Leroy adressa quelques comptes-rendus au Soir sur les fêtes de Bayreuth. Dès le premier article, le journaliste, fervent partisan de Wagner et qui connaissait la Capitulation, défendait vivement Wagner contre le reproche de gallophobie largement répandu dans la presse française de l’époque. « Je suis certain de n’être démenti par aucun de ceux qui connaissent les intimes et constants desideratas de Wagner depuis 20 ans ». Les autres courriers sont tout aussi laudateurs que ceux de Mendès, Monod ou Saint-Saëns. Tout au plus, osa-t-il signaler dans l’article du 17 août, des restes d’italianisme dans Siegfried, au grand scandale de son ami Antoine Lascoux. Il faudrait aussi citer pour être exhaustif les lettres anonymes très modérées et plutôt favorables à Wagner insérées dans la Gazette musicale du 3 et 10 septembre. Ce correspondant analysait les poèmes avec précision et accordait à la musique des éloges méritées. Le Ménestrel du 20 et 27 août avait inséré, de son côté, des correspondances non signées dont les jugements confirment ceux du rédacteur de la Gazette musicale. Beaucoup d’autres journaux avaient préféré simplement insérer des dépêches, largement inspirées de la presse présente officiellement à Bayreuth. Edouard Schuré publia également un compte-rendu enthousiaste du festival dans la Revue des deux mondes, publication naguère très hostile à Wagner. Cosima répondit immédiatement au critique français : « Cela me fait grand plaisir et le fait qu’il eût été impossible de faire insérer cet article dans une des revues sérieuses d’Allemagne en dit long sur les préjugés, tranchons le mot sur la barbarie où nous sommes encore plongés. A de rares exceptions près, il n’y a pas de comparaison entre ce qui s’est publié sur nos fêtes dans la presse allemande et dans celle de l’étranger ». Judith Gautier ne livra aucun compte-rendu, ni ne relata ces événements dans ses souvenirs. Elle rappela sobrement dans son ouvrage consacré à l’œuvre poétique de Wagner : « Ceux qui ont assisté à ces admirables représentations de 1876, où tout avait été préparé et dirigé par Wagner, ne les oublieront jamais. Une pareille solennité ne s’était pas reproduite depuis les grandes fêtes théâtrales de la Grèce Antique, et elle restera, dans l’avenir, pour l’histoire de l’art, un événement capital ».

Les représentations de Bayreuth furent donc suivies par un grand nombre de français. Hostiles ou enthousiastes, leurs comptes-rendus entretenaient l’attention du public sur l’œuvre wagnérienne. C’est ce qui leur confère une importance particulière. En effet, l’étude de l’historique des représentations de Wagner en France montre qu’il faut attendre les années 1900 pour que l’on puisse vraiment connaître dans notre pays l’œuvre wagnérienne. Ainsi, au moment du wagnérisme militant, ou plutôt héroïque, la plupart des amateurs pouvait avoir entendu, au mieux, trois des premiers ouvrages de Wagner. Seuls les privilégiés pouvant se rendre en Allemagne purent connaître davantage l’art wagnérien. Les autres étaient réduits aux partitions, à des auditions plus ou moins fragmentaires, à des transcriptions et surtout au jeu de leur imagination. Les parisiens purent entendre un extrait de la Tétralogie dans un des premiers concerts de l’hiver 1876-1877. Pasdeloup, toujours dévoué à la gloire de Wagner, voulut faire connaître à son public au moins un fragment du Ring : la marche funèbre de Siegfried, dont tous les spectateurs de Bayreuth avait admiré le style grandiose et l’héroïque lamentation. A. Jullien écrivit dans le Français du 31 octobre 1876 : « Cette marche funèbre, même séparée du reste de l’ouvrage et exécutée dans des conditions d’acoustique toutes différentes de celles exigées par l’auteur est déjà un morceau magistral, d’une grandeur et d’une tristesse incomparable ! ».  Par ailleurs, on vendait ce jour-là un supplément du journal l’Eclipse, intitulé Richard Wagner et les parisiens, contenant la traduction complète de la pièce satyrique « Une Capitulation ». Cette traduction non signée était de Victor Tissot. Ceci ne manqua pas d’éveiller l’ardeur d’une bande de siffleurs qui, avant les premiers accords, avait tenté d’intimider l’orchestre par une manifestation soi-disant patriotique. Pour l’anecdote, rappelons cette plaisante méprise : les manifestants, emportés par l’ardeur de leur opposition systématique, firent chuter aussi l’ouverture du Freischütz, croyant que l’orchestre reprenait la marche funèbre. Ce même 30 octobre, A. Wolff blâmait l’attitude du public au Cirque d’Hiver. Mais déjà repentant de ses éloges pompeux lors des représentations de Bayreuth, il déclarait qu’au concert « cette marche est une chose confuse, ennuyeuse, sans caractère, un tapage qui agaçait les nerfs, un bruit effroyable qui appelle les protestations ». Quant à Saint-Saëns, dans son feuilleton musical de l’Estafette, il désapprouvait les siffleurs. Mais à son avis, Pasdeloup   « détachant cette marche de l’ensemble, avait fait une chose insensée ». Enfin, un journaliste du Gaulois se plaignit avec véhémence des scènes de désordre que ce concert avait contribué à faire naître par leur excitation, conjurant le préfet de police, non pas d’expulser les siffleurs, mais d’interdire à Pasdeloup le répertoire de Wagner. Quant à Gabriel Monod, il avait à l’issue des représentations du Festival écrit à Wagner pour lui dire la profonde impression que lui avait causée La Tétralogie. Il lui exprimait aussi le regret que la Capitulation rendît difficile pour le public français une appréciation impartiale de ses œuvres. Le Maître répondit par une longue lettre, véritable déclaration de principe et de son sentiment à l’égard de la France, que son correspondant ne pouvait manquer de livrer à la presse. Il fit paraître le texte dans la Revue politique et littéraire, le 17 février 1883, au lendemain de la mort de Wagner. Cette missive fut reproduite ensuite par un grand nombre de journaux français dont la Revue wagnérienne en octobre 1885. Le premier festival de Bayreuth fut dans l’ensemble un triomphe, mais ce fut aussi un désastre financier. En raison des attaques de la presse, le public bouda les autres représentations de La Tétralogie. Ainsi, les actes de la Walkyrie parurent trop longs à la plupart des spectateurs, sauf à ceux qui évidemment, appartenaient au cercle des intimes de Wagner. Ces démesures se remarquèrent d’autant plus que l’arrangement scénique était comparativement pauvre. De même, Le Crépuscule dépassait les possibilités de compréhension de ceux qui l’écoutait pour la première fois, c’est-à-dire quasiment toute l’assistance. Tout semblait trop long et se répétait trop souvent. Il est vrai que la nouveauté de l’œuvre, les efforts intellectuels demandés par les longues soirées d’écoute, la lecture quotidienne d’épais livrets ne pouvaient qu’être un frein à l’appréciation de l’œuvre. C’est la presse allemande qui se montra la plus sévère. Dans la presse française, le ton nationaliste était de rigueur, confondant pitoyablement musique et esprit cocardier. Les journalistes généralistes traitèrent de l’événement comme s’ils discouraient sur des élections. Heureusement, les artistes et la plupart des critiques spécialisés furent bien plus lucides. Dans une lettre du 22 octobre 1876, donc immédiatement après les festivals, Wagner écrivit : « Les articles les plus considérables sur les festivals de Bayreuth ont paru, pour une grande part, en langue française et anglaise ; la presse allemande s’est distinguée par une attitude sur laquelle j’aime mieux ne pas insister… seule, une minorité s’est montrée intelligente et courageuse ; mais Bayreuth n’est l’œuvre que d’une minorité  ».

Ce premier festival établit au sein de cette minorité une harmonie inébranlable. Cette fois, le rêve de Wagner s’était accompli. Dans la salle, régnait une communion universelle. Les nationalités s’évanouissaient. Tous oubliaient un passé proche ayant pour nom Sadowa ou Sedan. Pour Vincent d’Indy, ayant fait le coup de feu à la bataille de Val-Fleuri, l’humanité seule comptait ici. A l’issue de ces soirées, il éprouva les mêmes sentiments qu’Angelo Neumann, ardent partisan de Bismarck. L’un passa une partie de la nuit dans la forêt ; l’autre chercha l’auberge la plus isolée pour jouir de son émotion. Malgré des réactions viscérales et son aspect controversé, le Bayreuth de 1876 a joué un rôle qui, cent vingt-cinq ans plus tard, demeure le sien. Quelle ne serait pas la surprise d’un Catulle Mendès ou d’une Augusta Holmès s’ils revenaient parmi nous. Rien, quant au fond des choses, n’aurait changé aux confins de la Franconie. Ils retrouveraient la même scène expérimentale, l’invite à l’humanité et l’omniprésence de celui vers lequel sont tournés nos cœurs.

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