ANNEXE 2 : « L’ANNÉE PROCHAINE, NOUS FERONS TOUT AUTREMENT »

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

Annexe 2 : « L’année prochaine, nous ferons tout autrement »

Aspects scéniques et techniques de la création de la Tétralogie à Bayreuth en 1876

La création intégrale de L’Anneau du Nibelung en 1876, à Bayreuth, eut un grand retentissement pour la réception de Richard Wagner auprès du public. Au prix d’un travail inouï et de répétitions sans nombre, le compositeur avait tenté de donner une réalité sensible à son idéal artistique, envers et contre tous. Même les opposants à ses idées ne manquèrent pas de considérer avec beaucoup de respect l’ambition et la dimension gigantesque de ce projet.

MVRW HANSLICK EduardEduard Hanslick, le farouche critique musical viennois tant opposé à Wagner, verra en lui le premier metteur en scène du monde. Cependant, tous les témoignages de l’époque reflètent l’insatisfaction de Wagner quant au bilan artistique de ce premier Ring complet. « Mon idéal n’a pas été atteint par les représentations de l’année dernière  » commenta-t-il. Et surtout, ce premier festival fut un tel désastre financier (148.000 marks ) que Wagner abandonna toute idée de reprise de sa Tétralogie à Bayreuth, c’est-à-dire dans le seul théâtre qui possédait toutes les installations techniques adéquates.

Car il avait bien conscience – ce que les représentations de L’Or du Rhin et de La Walkyrie à Munich en 1869 et 1870 lui avaient déjà appris – que son Ring nécessitait un appareil technique spécifique. Son théâtre avait été conçu, en effet, pour répondre aux immenses exigences musicales et surtout scénographiques de cette œuvre. Il confiait alors à cette époque : « Tout ce que j’ai conçu pour le décor de mon Or du Rhin, par exemple, est absolument inimaginable dans le cadre d’un théâtre dont le répertoire est aussi variable que celui de l’Allemagne ».

Ainsi, tout en travaillant à la partition de sa Tétralogie, Wagner avait déjà pris contact avec Franz Josef Mühldorfer, le maître machiniste le plus doué de son temps, pour vérifier si le niveau des techniques scéniques de l’époque était à même de réaliser sur le plateau d’un théâtre toutes les images qui hantaient son imagination. Le magicien du décor romantico-réaliste avait répondu au musicien par l’affirmative.

Profondément marqué par la pensée idéaliste, Wagner était convaincu que tout ce qui relève de la technique et qui est ancré dans la matérialité est irrémédiablement trivial et sans valeur artistique. Il était donc nécessaire de contrôler la réalisation technique de l’œuvre afin de mieux la faire oublier. Car, pour lui, l’art n’est véritablement de l’art que s’il parvient à cacher qu’il est de l’art ! La frontière entre le rêve et la réalité doit s’estomper et rien ne doit venir troubler l’illusion ou rompre la fantasmagorie (procédé atteint dans le cinéma, diront certains !).

MVRW BAYREUTH Orchestra PitL’orchestre, pour Wagner, fait également partie de la machinerie : il ne doit pas plus détourner l’attention de l’action scénique (le drame) que les interventions des machinistes… Il était donc nécessaire dans le théâtre de Bayreuth de rendre l’orchestre invisible – ce qui fut fait avec le spectaculaire résultat acoustique que l’on connaît – d’inventer des décors et des trucages aptes à créer la fantasmagorie et, nouveauté absolue, de plonger la salle dans l’obscurité. A l’occasion de la cérémonie de la pose de la première pierre du Festspielhaus le 22 mai 1872, Wagner avait fait à ses amis cette promesse solennelle : « Dans la mesure où le permettent les moyens artistiques actuels, sur le plan scénique et mimique, vous aurez sous les yeux ce que l’on peut atteindre de plus parfait ».

Alors comment cela fut-il possible, quatre ans plus tard ? Mühldorfer étant mort en 1863, Wagner prit contact en 1873 avec Karl Brandt (1828-1881) au sujet des dispositifs techniques dont il convenait de doter la scène de Bayreuth. Directeur technique au théâtre de Darmstadt, où il exerça de 1849 à sa mort, Brandt était considéré comme le meilleur spécialiste en la matière. Il avait rencontré Wagner lors des préparatifs de la création des Maîtres Chanteurs en 1868. Le compositeur avait eu également recours à ses conseils pour les premières de L’Or du Rhin (1869) et de La Walkyrie (1870). Cette collaboration avait largement permis au technicien de se familiariser avec les conceptions et les exigences du Maître. Ce dernier lui saura gré, d’ailleurs, d’avoir sauvé ce qui pouvait l’être lors des créations du prologue et de la première journée du Ring à Munich.

Wagner lui en garda une profonde reconnaissance et une grande admiration et Brandt devint bientôt le plus important de ses collaborateurs. Il restait à choisir le décorateur Karl Brandt et le créateur des costumes.

Les décors

Evidemment, Wagner ne voulait pas d’un « peintre décorateur de théâtre, dénaturé par la routine ». Par égard pour Louis II, il s’adressa tout d’abord à Heinrich Döll du théâtre de cour de Munich, qui, pour les représentations wagnériennes sur cette scène, avait en premier lieu réalisé les décors. Sa réponse fut négative. Il entreprit alors avec le peintre et sculpteur suisse, Arnold Böcklin (1 827-1901) et le peintre autrichien Hans Makart (1840-1884) des pourparlers qui s’achevèrent par un échec.

MVRW_Josef_Hoffmann's_Götterdämmerung,_act_3,_scene_1Finalement, c’est à Josef Hoffmann (1831 – 1904), peintre spécialisé dans les paysages historiques et mythiques et professeur à l’Académie de Vienne, qu’il demande en 1872 de dessiner les décors. Celui-ci avait récemment attiré l’attention avec ses décors du Freischütz et de La Flûte enchantée pour le nouvel opéra de Vienne, et peignait d’imposants paysages dignes d’encadrer des héros épiques. Wagner ne lui demanda pas, comme le voulait l’usage, de simples maquettes mais de véritables peintures achevées représentant les différentes scènes de l’œuvre et exprimant leur atmosphère. Le 28 novembre 1873, Hoffmann soumit ses projets à Wagner, en présence de Karl Brandt. Le peintre avait réalisé quatorze tableaux dont certains furent l’objet d’âpres débats avec le compositeur qui réclamait des modifications que le peintre rechignait à effectuer. Car pour Wagner, la qualité dramatique devait l’emporter sur la beauté esthétique. Ainsi, certaines toiles suscitèrent son enthousiasme comme le finale de L’Or du Rhin, avec un Walhalla à l’architecture originale, mégalithe et archaïsante. De la même façon, dans le premier tableau du troisième acte de Siegfried, Hoffmann imagina un paysage sublime, sombre et inquiétant qui annonce déjà la fin des dieux. Quant au Nibelheim, il en fit un lieu mystérieux et symbolique.

MVRW-Josef_Hoffmann-Gotterdammerung_Act_II_final-300x233Mais la plupart du temps, Wagner critiqua de façon significative son « mépris des intentions dramatiques, au profit d’une exécution minutieuse et arbitraire du paysage« . Le décorateur ne sut se départir des éléments propres à la peinture paysagiste et historisante de son temps. Arbres touffus aux racines noueuses, roches escarpées, ornements et autres détails architecturaux germaniques ne purent traduire visuellement les idées dramatiques du compositeur.

Ainsi, pour le troisième acte de Siegfried, l’impression d’espace et d’élévation suscitée par la musique se voyait anéantie par un imposant sapin obstruant les trois quarts de l’horizon. Pas une branche ne manquait… Wagner trouva aussi que le palais des Gibichungen était trop somptueux et trop marqué historiquement. Et le Maître ne manqua pas de conclure : « J’espère qu’il restera, à l’avant-scène et sur la scène proprement dite, assez d’espace libre pour permettre I ‘évolution des nombreux personnages qui prennent part à l’action. J’aurais encore un désir à exprimer: j’aimerais que I ‘entrée du palais se présente un peu plus de profil, soit à angle droit, soit en ligne courbe. C’est là, en effet, qu’a lieu la rencontre décisive d’où découle toute la catastrophe ».

Hoffmann ne réussit pas adapter son inspiration picturale aux dimensions de l’espace scénique. Non seulement, le peintre refusa de se conformer aux impératifs techniques, tels que la praticabilité du décor ou l’espace de jeu nécessaire aux chanteurs, mais il fut également en lutte de compétence perpétuelle avec le technicien Karl Brandt. A ceci s’ajoutèrent des problèmes de contrats (le peintre ne possédait pas d’atelier et ne pouvait réaliser à lui seul la confection des toiles de théâtre) qui entraînèrent Wagner à se séparer définitivement de lui en octobre 1874. Sur la recommandation de Brandt, ce furent les frères Brückner qui se chargèrent d’exécuter les décors d’après les peintures d’Hoffmann. Max (1836-1919), peintre, dessinateur et décorateur de théâtre, avait créé en 1872, avec son frère Gotthold (1844-1892), à Cobourg, un atelier spécialisé dans la confection de décors. Mais la réalisation définitive différa quelque peu des esquisses initiales. Il fallut, par exemple, réduire la quantité des branches et du feuillage, introduire entre des blocs de rochers quelques marches d’escalier ; bref, sacrifier la valeur intrinsèque du décor en tant qu’œuvre d’art aux exigences de l’œuvre d’art totale et de l’action dramatique.

Or, ainsi que le remarqua Wagner, les décors étaient malheureusement toujours dessinés « comme s’ils existaient pour eux tout seuls ou comme s’il s’agissait de les regarder à loisir; à la façon d’un panorama. Pour ma part, au contraire, j’entends qu’ils participent discrètement à la représentation et que leur rôle soit celui d’un arrière-plan ou d’un cadre, destinés à mettre en relief une situation dramatique« . Cette remarque permet bien de comprendre quelles divergences d’opinions fondamentales furent la cause de rupture entre Wagner et Hoffmann. Toutefois la réalisation des frères Brückner resta tributaire, selon les propres termes de Wagner, des « misérables moyens de reproduction à disposition du théâtre de ce temps-là « .

Pour en juger, malheureusement, les illustrations susceptibles de fournir une impression visuelle de ces décors ont pratiquement toutes disparu. Il existe quelques photographies d’époque des maquettes des décors ainsi que les toiles conçues par Josef Hoffmann qui ont été retrouvées, de manière inespérées en 1936. Wagner n’en garda pas moins une admiration et un réel respect pour cet artiste qu’il qualifia en 1878 dans sa rétrospective sur le premier festival de « professeur plein d’esprit » et de « créateur génial « .

 

Les costumes

MVRW-Carl-Emil-DOEPLER-costume-pour-BrunnhildeC’est le professeur Carl Emil Doepler (1824-1905) de Berlin qui accepta de les dessiner. Comme nous l’évoquions précédemment, Wagner cherchait à dépasser le style historisant pour ne laisser s’exprimer que l’intemporalité du mythe et du purement humain. Il attendait de Doepler un « tableau détaillé et caractéristique des différents personnages » devant « présenter des événements humains d’une époque culturelle éloignée de toute expérience« . Dans une lettre du 17 décembre 1874, Wagner lui expliquait que les habituelles illustrations romantiques du Nibelungenlied, celles de Peter Cornelius ou de Schnorr von Carolsfeld, devaient être abandonnées au même titre que le recours à une Antiquité travestie. Wagner eut le malheur de lui indiquer qu’on n’avait pas encore tenu compte des « renseignements des auteurs latins entrés en contact avec les peuples des germains, au sujet des vêtements de ces derniers « . Le peintre copia alors dans les musées les ornements germains et celtes, les armes et les outils avec une méticulosité archéologique. Le problème est que Wagner avait voulu faire appel à l’inventivité de l’altiste plutôt qu’à la culture scientifique de l’époque, dont les connaissances sur les coutumes vestimentaires des anciens Germains s’avéraient limités. Malgré tout, Doepler ne put donner vie à ces aspirations et resta prisonnier de ses usages de peintre tirant son inspiration des musées d’ethnologie… Ses costumes replacèrent le mythe du « purement humain » dans la « convention historique« . Ils rappelaient tout à fait à Cosima « les costumes des chefs indiens » ! Dans son Journal, elle se fait l’écho de la déception de son époux : « Richard veut […] regarder encore les personnages dessinés par M. Doepler. Ceux-ci me déplaisent tout à fait, le goût de l’archéologue pour le jeu s’y manifeste au détriment des éléments tragiques et mythiques. Je voudrais que tout soit plus simple, plus primitif .Telles qu’elles sont, ces choses ne sont que simulacre » (13 juillet 1876). Au lendemain de ce premier festival, le constat est sans appel : « […] Il me donne raison quand je lui dis que les haillons de Doepler ont mis fin à tout enchantement » (23 février 1877).

 

Le dispositif technique

La mise en place du dispositif technique posa des problèmes jusqu’au dernier moment. Il fallut attendre le jour de la représentation de L’Or du Rhin pour que fût enfin installé l’éclairage au gaz, et l’on n’était pas encore arrivé à régler correctement les divers et nombreux becs de gaz. Dans le public et la presse, des rumeurs s’étaient répandues, dès les répétitions, pour évoquer la nouveauté et le sensationnel des sortilèges scéniques de l’ambitieuse réalisation de Karl Brand. Voyons-les dans le détail.

Les filles du Rhin
Pour faire nager les ondines, on s’était posé beaucoup de questions. Leurs costumes se présentaient ainsi : « Elles portent, sur leurs cheveux épars, des couronnes de nénuphars et de coquillages, leur buste est revêtu d’un corselet étincelant d’or et d’argent, une sorte de cuirasse qui évoque les écailles de poisson, fermée autour du cou par des colliers de perles et de corail ou par des guirlandes de roseaux et de coquillages. La partie inférieure de leur corps est dissimulée par des voiles gracieusement drapés« . Comment se présentait en réalité cette scène féerique? Lilli Lehmann qui chantait le rôle de Woglinde, en a laissé un témoignage dans son autobiographie : « Il faut se représenter tout d’abord que les cantatrices qui jouaient les Filles du Rhin se voyaient, en premier lieu, compressées dans des corsets rigides et qu’on leur imprimait divers mouvements, sur des appareils construits exprès pour cet opéra, afin de donner aux spectateurs l’illusion de les voir nager: Il est nécessaire de s’imaginer cette situation pour comprendre tout ce qu’on exigeait des actrices, tant sur le plan physique que sur le plan musical. Ces «machines à nager» consistaient en chariots que manœuvraient trois personnes. Dans chacun, un homme était assis au gouvernail, un autre, chargé du levier; réglait les mouvements continuels d’ascension et de descente auxquels se trouvait soumise chacune des chanteuses. Enfin un troisième, le directeur musical, indiquait à l’artiste à quel moment arrivait son tour de chanter « . Pour attacher solidement les ondines à leurs supports, que d’artifices ne fallait-il pas déployer ! Lilli Lehmann décrit ces chariots comme des praticables de trois mètres de haut, reposant sur un trépied de bois, animés d’un mouvement de balancement continuel. « Dès que la scène était terminée, on s’empressait de pousser au plus vite les trois chariots dans les coulisses, de côtés différents, là, ils reposaient sur de petits paliers de bois dont les dimensions étaient calculées au plus juste pour que chaque chariot pût y trouver place. On commençait alors par démonter la majeure partie du praticable, on retirait les soutiens dont quelques-uns avaient déjà été enlevés au moment de quitter la scène. Le changement de décor avait déjà eu lieu dans sa totalité et l’on entendait chanter Fricka et Wotan quand enfin on estimait que l’heure était venue de penser à nous, infortunées prisonnières de nos ceintures et de nos corsets. On venait poser une échelle à notre intention, il nous fallait alors nous dégager tant bien que mal, de nos supports, très lentement, au-dessus du vide, avant de descendre l’échelle à reculons. Au niveau du palier, nous retrouvions un escalier à peu près normal, qui nous ramenait au niveau de la scène et nous libérait du danger« .

L’artiste se rappelle encore avec terreur la dernière répétition au cours de laquelle on fit l’expérience d’une idée qui semblait sensationnelle :
« On avait imaginé d’assujettir à l’extrémité de notre support une imitation de queue de poisson, tendue sur une carcasse de fil de fer, dont les oscillations constantes se communiquaient aussi bien à nous-mêmes qu’à nos machines, sans nous accorder le moindre répit. Je crois encore entendre Flosshilde s’écrier :  » Mottl, je vous vomis sur la tête si vous ne m’empêchez pas d’être secouée comme ça « . J’étais incapable, dans ces conditions, de tourner mon corps à ma guise et d’exécuter certains mouvements que j’avais mis au point auparavant, quand je me sentais en sécurité, et la plupart de mes trouvailles les plus heureuses, les plus hardies, se trouvèrent, hélas ! réduites à zéro. »

La synchronisation chorégraphique fut longue et difficile ; pourtant, cette première scène fût plutôt réussie. Un autre dispositif causa au moins autant d’émotion à l’intéressé que la «machine à nager» des ondines. Il s’agit de l’appareil prévu pour la chute d’Alberich, lorsqu’il tombe du haut du rocher. Karl Brandt avait fabriqué une machine spécialement à cet effet. Karl Hill, l’interprète d’Alberich, était très peureux par nature et se montra terrorisé à l’idée de plonger dans les abîmes. Richard Fricke (1818-1903) se donnait beaucoup de mal pour le rassurer: « Avec les machines de Brandt, faire une chute, c ‘est une vraie partie de plaisir ! Tu es à l’abri, là-dedans, comme dans le sein d’Abraham ! « . Karl Hill confiera plus tard : « Je n’aurais jamais fait cela pour personne… sauf pour Wagner ! »

Quelques mots sur Richard Fricke (1818- 1903). Wagner rencontra ce maître de ballet à Dessau en 1872, à l’occasion d’une représentation de l’Orphée de Gluck, où le compositeur se déclara très impressionné par la mise en scène. Il lui demanda dès 1874 d’assurer la chorégraphie de la première scène de L’Or du Rhin. L’année suivante, il lui fit part de sa volonté de collaborer avec lui et l’engagea comme régisseur. Il lui écrivit à cette occasion : « Comme je n’ai pas du tout besoin d’un ‘metteur en scène’, mais plutôt d’un véritable chorégraphe plasticien qui soit capable de rendre mes souhaits intelligibles aux interprètes en leur montrant des exemples concrets, j’aimerais recourir à vos talents pour l’ensemble de la réalisation scénique » (Lettre à Richard Fricke du 12 mai 1875). C’est ainsi que Fricke, manifestement doué d’un sens de la scène certain, devint l’un des principaux assistants de Wagner pendant les Richard Fricke répétitions du Ring. C’est lui, par exemple, qui fait répéter les trente gymnastes engagés pour jouer les Nibelungen.

 

Les changements à vue
Pour les changements de décors, on eut plus d’une fois recours, dans L’Or du Rhin, et d’ailleurs dans d’autres parties de La Tétralogie, à l’utilisation de la vapeur d’eau, au lieu de descendre, comme de coutume, le rideau de scène. On avait acheminé dans cette partie de l’édifice, à l’aide d’attelages et de treuils, d’énormes chaudrons dont la vapeur parvenait sur la scène par des fentes pratiquées dans la plancher du plateau ; là, un éclairage spécial lui prêtait un coloris impressionnant. Malheureusement, au cours des répétitions, la vapeur avait pénétré, à travers la paroi, jusqu’à l’orchestre et, résultat fâcheux, son contact avait désaccordé les instruments. On remédia à ce désagrément en rendant plus étanche la cloison du proscenium, et l’effet qu’on obtint en définitive remporta le succès attendu. Le critique Paul Lindau, représentant la presse de Silésie, regretta, au changement de décor, l’absence d’un rideau léger simulant un nuage, qui aurait dû descendre des cintres. La vapeur qui, à sa place, montait du sol produisait un sifflement trop bruyant : « il aurait fallu, estime-t-il, combiner cette action avec la présence d’un voile peint imitant un nuage, et l’illusion aurait été parfaite« . Le soir de la première de L’Or du Rhin, le 13 août, de nombreuses déconvenues survinrent dans les changements à vue.

Les machinistes, dans leur affolement, avaient remonté trop tôt la toile de fond qui devait, en disparaissant, permettre un changement à vue, et pendant un petit moment, on eut sous les yeux ce qui aurait dû demeurer invisible, à savoir le mur du fond à découvert, et les machinistes en bras de chemises. Quant à Brandt, qui ne savait plus où donner de la tête, il lançait ses ordres en criant si fort qu’on les entendait jusque dans la salle, dans les premiers rangs de spectateurs ! Fricke raconte dans son journal : « Je peux affirmer qu’à aucune répétition de telles erreurs se sont produites. En outre, l’arc-en-ciel praticable sur lequel les dieux s’avancent vers le Walhalla était trop massif et détruisait l’illusion. En revanche, on fut impressionné par l’originalité des effets lumineux et par les mouvements de nuages. A la fin de cette première, Wagner était resté assis à son bureau, « hors de lui, fulminant contre les interprètes. […] Il n ‘y avait pas moyen de le calmer ».

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Grane, les béliers et le dragon
Pour tenir le rôle de Grane, Louis II avait envoyé à Wagner un cheval à la robe foncée qui n’avait pas plus de neuf ans, « doux comme un mouton, qui vous lèche la main pour avoir un morceau de sucre. C ‘est un spectacle magnifique, que de le voir s’avancer à travers les rochers d’une hauteur de trois étages  » dit Fricke. Mais au beau milieu du tonnerre, des éclairs et des nuées d’orage, le cheval ressentit une nervosité imprévue et l’on décida tout d’abord de se passer de son concours. Malgré tout, on l’introduisit en scène mais il ne fut guère apprécié.

MVRW Amalie MATERNA et CocotteHanslick en parle comme d’une « pauvre bête, ployant sous le faix des ans, que Brünnhilde ne monte pas, mais mène par la bride et qu’il faut attacher par une ficelle sous la scène pour qu’elle ne s’en aille pas plus loin« . Quant à Lindau, il l’évoque en ces termes: « C’est le cheval d’un général, qui a pris sa retraite avec son maître, et qu’on nourrit par pitié pour qu’il puisse encore figurer à l’enterrement. Et cette brave bête si pacifique doit bien s’étonner d’être saluée par des cris sauvages et par toutes les cascades d »Hoïotoho’ suraigus dont le gratifient les walkyries déchaînées ».

La critique se montra plus féroce encore à l’égard de l’attelage de béliers de Fricka. Il ne s’agissait pas là d’animaux vivants, à en croire Lindau, ils « provenaient certainement d’une vente aux enchères publiques. Ce couple empaillé comprenait deux pauvres bêtes qui balançaient tristement la tête. Les béliers avançaient à l’aide de rouleaux sur lesquels ils étaient montés et qu’on actionnait dans les coulisses en tirant sur un mécanisme. En somme, c ‘étaient des joujoux géants, à l’usage d’adultes attardés dans l’enfance, un double exemplaire de moutons en laine pour crèches de Noël, rien de plus « .

Le serpent géant dont Alberich prend la forme fut fabriqué en Angleterre et il en alla de même pour le dragon Fafner. Fricke décrivit en ces termes l’effet de ce serpent sur scène : « Il ouvre tout grand sa gueule, roule ses yeux de façon terrible, quant à son corps, il est entièrement recouvert d’écaillés étincelantes. L’éclairage est trop faible au moment où l’animal apparaît, il faudra que je donne à Brandt le conseil d’utiliser pour cet animal la lumière électrique, qui le mettra mieux en valeur« . A cette époque, on se servait à Bayreuth d’éclairage électrique (des lampes à arc) uniquement lorsqu’il s’agissait d’obtenir un effet scénique ; technique qui passait alors pour extraordinaire et semblait d’un modernisme inouï. Le dragon, métamorphose de Fafner, produisit, par son aspect et son allure, un effet plus fantastique encore. C’était le peintre Böcklin, célèbre pour son imagination débordante, qui en avait dessiné la maquette. Ce monstre n’avait pas supporté le voyage aussi bien que le serpent. Il était si énorme qu’il fallut le diviser en plusieurs parties en vue de l’expédition. Cette mesure eut pour effet que le cou de l’animal fut envoyée à Beyrouth au lieu de Bayreuth. Fricke décrit ainsi l’élément arrivé à bon port : « A en juger d’après le postérieur de cette bête, qu’il convient, je pense, d’appeler sa queue, j’imagine que l’ensemble doit être colossal. La queue en question est mobile, comme celle d’une chenille, et parsemée de piquants longs d’un pied ».

Plus tard, il remarque: « Nous avons reçu un nouveau morceau de la moitié antérieure du dragon. Je n’ai pas été capable de l’identifier tout à fait, mais, dans la mesure où je peux l’affirmer je crois qu’il lui manque encore sa mignonne petite gueule. En tout cas, l’espace sur lequel l’animal se montrera et où il se mesurera avec Siegfried, sera sûrement beaucoup trop petit. Ce combat dont Wagner exige la réalisation, et que Unger exécute avec une maladresse touchante risque, sans nul doute, d’être franchement ridicule. Même des enfants ne s’en contenteraient pas. Quant au dragon, le mieux serait de ne pas I ‘utiliser du tout ! Et dire que cet animal coûte 500 livres sterling ! « . Le 14 août, Fricke note encore:  » Le dragon est arrivé. A sa vue, je n’ai pas pu m’empêcher de dire à l’oreille de Doepler : Flanquons cette sale bête au fond du débarras ! Et qu’on n’en parle plus ! Sans quoi, ce monstre fera notre malheur ! » Malheureusement, le monstre fit, en définitive, partie de la distribution, et la critique eut beau jeu de lui décocher ses flèches les plus acérées. En outre, n’oublions pas que ce dragon crachait du feu, comme nous le révèle la critique de Hanslick. Terminons sur ce point en citant la description détaillée qu’en fait Lindau : « C ‘est une créature gigantesque, un croisement entre le lézard et le porc-épic, orné de touffes de poils, bref dans toute son horreur; la Bête de l’Apocalypse qui, peut en outre, remuer les yeux, ouvrir tout grand sa gueule énorme et donner des coups de queue. Dès l’instant où on la pousse sur la scène, c’est elle qui, en raison de ses dimensions et de son aspect fabuleux, concentre sur sa personne toute l’attention du public… Qu’on le renvoie dans la coulisse, ce dragon de malheur ! …  » Mais la critique ne savait pas tout des problèmes concernant les aléas de la livraison du monstre. Wagner rappela dans sa rétrospective des représentations de 1876 : « S’il donna l’impression d’une réalisation complètement gâchée, c ‘est que personne ne s’était donné la peine de faire savoir qu’au dernier moment, il nous manquait toujours le cou de l’animal, toujours en souffrance dans quelque gare entre Londres et Bayreuth, et que nous fûmes réduits à fixer la tête directement sur l’énorme tronc et lancer dans l’action cette monstruosité « .

La chevauchée des Walkyries
Elle non plus ne fut pas épargnée par la presse. On lit à son sujet qu’on « voyait défiler tout simplement des silhouettes de carton, qui rappelaient le passage de la chasse infernale dans la Gorge aux Loups du Freischütz« . Or, les effets en question constituaient des inventions typiques du XIXème siècle auxquelles Mühldorfer et d’autres spécialistes des techniques de la scène devaient leur renommée. Carl Emil Doepler avait peint sur des plaques de verres des images de la chevauchée, qui furent projetées selon le principe de la lanterne magique. Cet appareil est formé de trois éléments : une source lumineuse, une plaque de verre peinte et un objectif. Il fonctionne sur le principe de la chambre noire où la source lumineuse (le soleil) et les images projetées sont remplacées par des éléments artificiels (lampe et plaque de verre peinte).

La lumière passe par la plaque de verre, puis par la lentille, pour projeter l’image renversée peinte sur la plaque. La vision de la Chevauchée s’obtenait par une projection qui se faisait derrière la scène, à l’aide de cette lanterne magique, appareil qu’on utilisait également pour lancer des éclairs au cours des orages et des tempêtes.

La production du tonnerre avait nécessité la construction d’un conduit de soixante centimètres de largeur, qui descendait du niveau des cintres jusqu’au dernier étage des dessous ; on y avait aménagé des clapets métalliques à ressort qui permettaient de produire le bruit de la foudre qui tombe. Les grosses boules de fer qu’on lançait d’en haut finissaient en bas leur course sur une sorte de piste analogue à celle d’un jeu de quilles.

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Les flammes du rocher de Brünnhilde
Le finale de La Walkyrie fit l’objet de louanges enthousiastes. Brandt avait déjà eu l’occasion de se signaler au public par une réussite analogue (même envahissement de la scène par les flammes) lors de la représentation de La Reine de Saba de Gounod, à Darmstadt, en 1863.

Il s’agissait alors de simuler l’éclatement d’une fournaise et voir se déverser, depuis le fond de la scène, une masse en fusion d’un rouge ardent ; en même temps, des nuages rouges de vapeur brûlante envahissaient lentement tout le plateau jusqu’à la limite de la rampe et des coulisses. Pour obtenir cet effet impressionnant, le technicien avait imaginé de répartir sur le sol de la scène un grand nombre de becs de gaz au-dessus desquels on disposait un grillage de fils de fer de couleur rouge ; sur cette surface, on étendait un sac de toile facile à déplacer, le moment venu. Ce sac représentait le niveau du sol. Dès qu’on le faisait glisser pour l’amener du fond de la scène sur le devant, on dévoilait la marche progressive d’une masse en fusion d’un rouge ardent.

Ce processus était fort dangereux et impliquait de sérieux risques d’incendie. Sous ce rapport, l’enchantement du feu de Bayreuth ne lui cédait, paraît-il, en rien, et fut selon toute vraisemblance d’une grande poésie. Ce que Cosima confirme dans son Journal : « L’enchantement du feu de M Brandt est splendide » (19 juillet 1876)

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La scène de la forge (Siegfried)
Sans présenter autant de dangers que l’océan de flammes qui embrase le rocher de la Walkyrie et encercle peu à peu le sommet où repose Brünnhilde, la mise en scène de Siegfried comportait, elle aussi, un élément d’inquiétude, à savoir la scène de la forge où le héros façonne une barre de fer incandescente à la flamme d’un foyer. On jugea que la caverne et la forge étaient de vrais chefs-d’œuvre de peinture décorative ; on admira, entre autres, l’heureux effet produit par un rideau rouge derrière lequel une vapeur, en s’élevant, donnait l’illusion de flammes dansantes. Au contraire, Lindau trouva moins réussis les jeux de lumière électrique qui, dans des tons bleus, rouges et jaunes, accompagnaient de leur papillotement toutes les entrées du Voyageur. Cet éclairage escamotait « toutes les autres couleurs déjà disposées autour du personnage et, soudain, on aperçoit, au lieu d’un arbre, un pan de toile peinte ou, au lieu du ciel, une large surface de toile d’emballage« .

Il existait encore d’autres problèmes : Erda s’élevant à mi-hauteur de la trappe dans une lueur bleutée, Siegfried se précipitant dans le cercle de flammes, les vagues de feu qui le submergent, le rouge incandescent qui pâlit et qui, à la fin, se transforme progressivement en coloration de l’aurore. Mais rien, parmi tous ces effets de magie scénique, ne présentait de vraie difficulté d’ordre technique pour l’homme de ressources qu’était Brandt. Il utilisa même des sortes de projecteurs qui étaient des lampes à arc pour mettre en valeur certains personnages. Il y a tout lieu de croire qu’il eut recours, dans une large mesure, au changement à vue à l’aide de praticables, et à la projection exécutée derrière la scène sur une toile de fond très mince.

Les difficultés du Crépuscule
A l’inverse de Siegfried, il semble bien que Le Crépuscule des Dieux ait présenté aux réalisateurs des obstacles presque invincibles. A la dernière répétition, les décors de la scène finale n’étaient pas encore terminés. Des divergences d’opinion s’étaient manifestées déjà dans la scène des Nornes. La corde du destin qui doit se rompre ne tarda pas à devenir un objet de contestation entre Wagner et Fricke. Wagner voulait une longue corde légère, tout juste assez lourde pour qu’on pût la jeter à une partenaire. Fricke, par contre, voulait une corde mue par un mécanisme, que des fils invisibles auraient permis de manœuvrer, afin d’empêcher le hasard de jouer là un mauvais tour. Il alla même jusqu’à proposer aux interprètes de mimer l’utilisation de la corde, suggérant seulement sa présence. Wagner s’indigna qu’on pût avoir une telle idée:

« Non, jamais, s’écria-t-il, – une pantomime – enfin, nous verrons !  » L’épreuve de la scène confirma les appréhensions du régisseur : la manipulation complexe de l’accessoire en devint ridicule. Pour le dernier acte, on avait décidé que Siegfried mort disparaîtrait de la civière au cours du trajet et serait remplacé sur le bûcher, par un mannequin. Brandt avait prévu que le cortège décrirait à droite un vaste demi-cercle pour qu’il soit presque  impossible de remarquer la substitution. Mais Wagner préféra le chemin le plus direct, en ligne droite. Il estimait qu’en groupant de façon habile tous les personnages sur la scène, l’échange pouvait se faire tout aussi discrètement. Néanmoins, le subterfuge ne fut pas aussi réussi qu’il l’espérait. Quant à la scène finale, c’était elle qui offrait le plus de complications. Brünnhilde doit commencer par allumer le bûcher, puis s’élancer sur Grane pour se précipiter avec lui dans les flammes. Or, voici quel commentaire la réalisation de ce jeu de scène inspira à Hanslick : « Au lieu de prendre un élan fougueux, la walkyrie conduit tranquillement par la bride sa piteuse Rossinante jusqu’aux abords de la coulisse, sans qu’il lui vienne jamais à l’esprit ni de s’élancer sur sa monture, ni de la lancer au galop dans les flammes. De même, Hagen le hardi, qui, ‘tel un insensé, se précipite dans les flots‘, s’en va d’un pas cadencé vers la sortie du côté droit pour réapparaître quelques minutes plus tard au beau milieu du Rhin » .

Un effondrement du palais des Gibichungen fut, au cours de la répétition générale, un échec total. Fricke nota sans son journal : « La scène finale s’est déroulée de façon pitoyable et risque de nous mener au fiasco si Brandt ne parvient pas à faire des miracles et si la chance ne lui vient pas en aide. » Mais le soir de la première, il n’en alla guère mieux. Fricke avoua lui-même que la scène finale était au-dessous de tout : « Que ne me fallut-il pas entendre ! De quels reproches n’a-t-on pas accablé la mise en scène ! On osa attaquer, et sous divers rapports, les réalisations de Brandt. Pour ma part, j’ai gardé le silence, car, malheureusement, plusieurs de ces critiques n ‘étaient que trop justifiées « . Hanslick conclut : « Et ce Rhin dont les vagues puissantes s’enflent jusqu’à envahir l’entrée du palais royal qu’il va submerger, il se contente de trembloter sur place avec toutes ses vagues mal peintes dont les coutures sont bien visibles, il me fait penser à la Mer Rouge, telle qu’on peut la voir dans un théâtre de province quand on y donne le Moïse de Rossini. Malgré tout, les innovations imaginées pour la Tétralogie inspirèrent beaucoup d’imitateurs. Des spécialistes du monde entier les jugèrent dignes d’admiration. Wagner savait parfaitement qu’il aurait été impossible de trouver un metteur en scène qui s’entendit aussi bien que Karl Brandt à mettre en œuvre sur le plan technique ses idées dramatiques« . Ce fut encore à l’œuvre de Wagner que Brandt consacra ses derniers travaux ; mais sa mort en 1881 ne lui permit pas de voir la première de ce Parsifal dont il avait préparé la réalisation scénique. C’est son fils, Fritz (1845-1895), qui assura la direction technique du festival de 1882.

 

Quelques mots sur la direction d’acteur

On ne reviendra pas ici en détail sur la manière dont Wagner dirigeait ses acteurs, ni sur les difficultés qu’eut Fricke à mettre en application ses indications scéniques et continuelles demandes de modifications. Car le Maître avait souvent oublié le lendemain ce qu’il avait ordonné la veille concernant les scènes, les dispositions et leurs changements. « Et si quelqu’un lui disait : « Cher Maître, hier vous aviez ordonné telle ou telle chose, il explosait tout de suite et disait : ‘Non, non, aujourd’hui, je veux que cela soit comme cela’. Et demain, il dira : « Après tout, vous pouvez le laisser comme c’était ». Difficultés compréhensibles quand on sait que Wagner, pour la première fois, était à la fois l’intendant, le metteur en scène, le directeur administratif et le régisseur. De même sur le plan musical, Hans Richter n’était guère plus que son exécutant au pupitre. Il est important de noter que l’esthétique scénographique que développe Wagner dès 1850, à savoir la synchronisation entre le jeu d’acteur et la musique, ne cessera d’être réitérée dans ses différents écrits et sera mise en pratique dans la production scénique du Ring. Ainsi, selon lui, lorsque Sieglinde apprend sa maternité, l’explosion des cordes ne traduit pas seulement sa surprise mais tout autant le mouvement extatique de son corps.

Heinrich Porges (1837-1900), qui était l’un des assistants musicaux de Wagner, a raconté comment lors des représentations, celui-ci dirigeait ses chanteurs en mimant successivement tous les rôles, donnant l’impression d’improviser (conformément à ce qu’il demande à ses interprètes dans l’essai Acteurs et chanteurs). Il fournit également de précieuses indications sur la façon dont le Maître concevait la psychologie des personnages et sur son goût pour un théâtre réaliste bannissant toute rupture de l’illusion théâtrale. Dans une dernière recommandation, Wagner exhorta les chanteurs à ne jamais fixer l’auditoire mais leurs interlocuteurs et, pendant les monologues, de regarder en haut ou en bas mais jamais devant eux. L’objectif de clarté demeurait essentiel. De même, leur fallait-il oublier les gestes traditionnels de l’opéra et parvenir à une expression dramatique nuancée jusqu’au moindre détail.

 

Conclusion

Malwida von MeysenburgSur le plan de l’aspect scénique et technique, la presse et le public se complurent à  comparer le côté technique et décoratif de La Tétralogie avec celui des farces fantasmagoriques ou les féeries. Pour comble, le reproche que Wagner adressait à Meyerbeer (frapper le public par des effets que rien ne justifie), voilà qu’on le retournait à présent contre lui. Au cours d’une représentation, Wagner recommanda à Malwida von Meysenbug : « Ne regardez pas trop là-bas ! Ecoutez plutôt la musique ». Il ne sera malheureusement guère question pour la presse d’analyser les causes expliquant le désaccord entre l’intention dramatique et son adaptation aux nécessités de la scène.

Ainsi, ce Ring, pensé et mené à bien pour être un modèle, sera pour Wagner un échec, non pas sur le plan musical, mais sur le plan scénique. « Costumes et décors, tout doit être remanié pour la reprise «  confia-t-il à Cosima le 9 septembre 1876. Mais il n’y eut pas de reprise. Sous l’emprise d’un certain réalisme théâtral, son rêve d’idéal s’est brisé sur le souci naturaliste des toiles peintes et le pointillisme historique des costumes.

En fait, si Wagner prend conscience de l’inadéquation de la scène naturaliste et illusionniste – seul courant théâtral de l’époque – pour représenter son drame musical, la boutade du 23 septembre 1878 à Cosima « Après avoir inventé l’orchestre invisible, j’aimerais aussi inventer le théâtre invisible «  n’est pas entendue, même par lui-même, qui ne conçoit pas d’autre type de représentation. Démoralisé par ce résultat qu’il attribue à la médiocrité de ses collaborateurs plus qu’à ses propres choix artistiques, il aurait voulu tout refaire.

MVRW NEUMANN AngeloCe sera impossible par manque d’argent, même quelques années plus tard. Il lui fallut en effet se résoudre à vendre, pour financer la création de Parsifal à Bayreuth, les décors et les costumes de la création à Angelo Neumann. Avec ces vestiges, celui-ci crée un Ring itinérant, portant l’imagerie honnie de Londres à Saint-Pétersbourg, en passant par Bruxelles, avec un succès réel pendant près de dix ans. ..Du coup, cette décision conduisit Wagner à renoncer à toute exclusivité de mise en scène et à autoriser que sa conception dramatique ne soit pas scrupuleusement respectée. Elle permit, en revanche, le rayonnement de son œuvre en Allemagne, en Autriche et par suite dans toute l’Europe.

Après la dernière représentation du troisième cycle à la fin août 1876, Wagner aurait laissé comme testament quelques mots : « Mes enfants, faites du neuf « . C’est du moins ce qu’atteste une légende reprise avec constance par des générations de commentateurs. Pour la petite histoire, la citation provient en réalité d’une lettre de Wagner à Franz Liszt du 8 septembre 1852, écrite vingt-cinq ans avant le festival et dans un contexte fort différent … Quoi qu’il en soit, on restera loin du « nouveau » même 150 ans plus tard. Pour que le drame musical, tel que l’exprime le chant, l’orchestre et l’image, enfin devenue leur égale, comme vecteur du contenu émotionnel de l’œuvre, nombre de commentateurs ont écrit que l’auteur du Ring pensait en réalité à un art qui n’existait pas à son époque : le cinéma. Mais c’est envisager le septième art seulement sous ses aspects techniques et illusionnistes, ceux aujourd’hui de l’imagerie numérique qui a déclassé les effets spéciaux d’antan. Cela revient à avouer que mettre en scène le festival scénique de Wagner consisterait à donner vie à l’impossible scénique : un rocher qui s’enflamme, un fleuve qui déborde, un nain qui se transforme en dragon… tout ce sur quoi la magie théâtrale buttera toujours.

Une autre voie doit pouvoir exister… celle du théâtre de certains metteurs en scènes et scénographes, dont Wieland Wagner serait l’archétype, donnant la dimension visuelle que Richard Wagner lui-même n’avait pu inventer complètement en son temps.

logo_cercle rw  PB in WAGNERIANA ACTA  2013 @ CRW Lyon

Notes :

1- Oswald Georg Bauer rappelle que trois ans plus tard, les époux Vogl, artistes lyriques l’un et l’autre, réalisèrent un bénéfice de 220.000 marks au cours d’une tournée consacrée à La Tétralogie ! ;
2- Hoffmann avait conclu avec le conseil d’administration du festival de Bayreuth un contrat qui confirmait qu’il avait «seul la propriété exclusive, artistique et matérielle ›› de ses maquettes de décors. Celles-ci furent exposées pendant le premier festival par le Kunstverein au Neueschloss de Bayreuth. Une exposition eut un tel succès que le Kunstverien de Vienne la reprit en décembre 1876 ;
3- Pour les premières représentations de 1882 de Parsifal, ils confectionnèrent également toutes les toiles et dessinèrent même celle pour le château de Klingsor et les interludes du premier et troisième acte ;
4- On peut toutefois se faire une idée de l’impression visuelle du spectacle de Bayreuth en regardant les photographies de La Walkyrie dans la mise en scène d’Angelo Neumann à Leipzig en 1878. Il s’agit de la plus ancienne photographie de scène. Neumann avait commandé les décors à Cobourg, d’après les modèles bayreuthíens ; les costumes furent également conçus par le costumier de Bayreuth qui reproduisit ses réalisations de Bayreuth;
5- Hoffmann fit réaliser à Vienne une série de quatorze photographies de ses maquettes et les la redécouverte de ses tableaux à l’huile les seuls témoignages des décors de 1876 ;
6- Elles se composent de cinq tableaux à l’huile de grand format qui furent acquis en 2003 par le musée Richard Wagner de Bayreuth. Après une restauration minutieuse, elles furent présentées au public lors du festival de 2006. Par ailleurs, à la fin de l’année 2005 sont apparues, sur le marché de l’art munichois, quatorze petites peintures à l’huile correspondant à la série complètes des maquettes qu’Hoffmann avait faites comme modèle pour Richard Wagner. On ne sut jamais leur provenance;
7- Il s’agit de Felix Mottl, l’un des assistants musicaux de Hans Richter;
8- Fricke a rédigé un journal lors des répétitions de La Tétralogie, non traduit en français, qui fournit d’innombrables renseignements sur le travail de mise en scène réalisé par Wagner. On trouve dans ces pages la confirmation que Wagner souhaitait une mise en scène centrée sur l’illusion théâtrale ;
9- En 1882, Wagner lui confiera tout naturellement la chorégraphie de la scène des filles-fleurs;
10- « Fricke fait, dit-on des choses extraordinaires avec les gymnastes d’ici qui jouent le rôle des Nibelungen ›› (Journal de Cosima, 6 juin 1876);
11- Aux représentations du Ring à Hambourg et Vienne en 1878-79, contre le vœu de Wagner, une interruption de dix minutes fut aménagée entre le deuxième et troisième tableau de L’Or du Rhin pour permettre la mise en place du décor du Nibelheim ;
12- Cosima note pourtant le 9 septembre 1876 : « Les résultats obtenus par Brandt sont très inférieurs à ce que I ‘on pouvait attendre »;
13- Wagner écrivait à Louis II de Bavière le 11 septembre 1876 : « C’est pourquoi estimant que mon œuvre n’est pas pour le moment représentée d’une manière entièrement satisfaisante, je la préserve encore d’une plus large diffusion ».

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