ANNEXE 3 : LE NOUVEAU BAYREUTH (1951) ET L’ART DE WIELAND WAGNER

Chef d’oeuvre architectural et prouesse technologique, novateur et révolutionnaire, le Palais des Festivals de Bayreuth inauguré en août 1876 fut conçu par le compositeur pour y faire représenter les quatre opéras qui forment le cycle de La Tétralogie. Cette aventure, c’est le résultat de près de vingt-cinq années de composition, de réflexions artistiques et philosophiques mais également de pourparlers politiques et financiers avec les plus grands de son époque. L’aventure se poursuit toujours de nos jours, les héritiers du compositeur se succédant les uns aux autres pour le meilleur comme parfois pour… le plus inattendu !

Annexe 3 : Le Nouveau Bayreuth (1951) et l’art de Wieland Wagner

1 – « Bayreuth, année zéro » (rappel du contexte historique)

Afin de mieux comprendre les enjeux d’un « Nouveau Bayreuth », arrêtons-nous sur ces années d’immédiate après-guerre où l’on ne parlait encore qu’à demi mots de l’éventualité de la réouverture d’un Festival à Bayreuth – qu’il soit wagnérien ou non, du reste. Il est nécessaire de se replonger dans le contexte dans lequel se trouve une ville dévastée, dans laquelle autrefois les honneurs les plus illustres retentissaient et faisaient de la petite bourgade de Franconie le centre du monde culturel (… selon Hitler, naturellement !).

Au moment de la Libération par les forces alliées, Bayreuth n’était plus qu’un champ de ruine. Si le Festspielhaus fut miraculeusement épargné dans sa globalité, des obus dévastèrent littéralement la Villa Wahnfried, la propriété de Wagner, qui montra à la face du monde ses blessures profondes, au sens propre comme au figuré : un quasi-anéantissement, comme si toute trace de ce Wagner célébré au rang de la Divinité absolue de l’Art allemand aurait dû disparaître avec ce Reich enfin mis à terre. Dès l’été qui suivit l’entrée des troupes alliées dans les territoires Ouest allemands, Bayreuth passa sous commandement américain ; dès août 1945, Wahnfried – ou du moins ce qu’il en restait – ainsi que la Siegfried-Haus (dans laquelle résidait autrefois le Führer), attenante à la Villa, furent réquisitionnées pour y abriter l’état-major américain. Le Festspielhaus passa également sous commandement américain, et désormais ce furent des opéras (italiens pour la plupart) ainsi que des comédies musicales ou des revues destinées à divertir les soldats américains  qui y furent représentés. Le dieu Wagner fut honni en son propre temple.

Quant à ses héritiers, la famille Wagner, elle, était dispersée… Tous n’avaient pas suivis en effet la voie de Winifred. Parmi les opposants à la succession « directe » à Bayreuth qui voulaient que se soient les fils de Winifred qui reprennent le flambeau, se distinguèrent deux femmes qui furent les premières à se rebeller contre la direction prise par les Wagner “en poste”. Et tout d’abord, Isolde, fille du compositeur et de Cosima, qui fut la première à marquer son opposition, avec son fils Franz Beidler. Mais la situation était compliquée concernant la descendance d’Isolde, celle-ci étant officiellement née « von Bülow ». Et si quelqu’un devait reprendre le flambeau des Wagner, nul doute ne pouvait être permis quant à la légitimité de sa lignée. Et de  l’autre côté – sans aucun doute possible concernant son ascendance -, Friedelind, la fille ainée de Siegfried, qui osa braver le reste de sa famille et quitta l’Allemagne en 1939 à cause de la situation politique et des affinités qu’entretenait la direction du Festival, à savoir sa propre mère, avec le régime nazi. N’était-ce du reste pas elle, la première, qui avait osé braver l’interdit et crier haut et fort son indignation contre la sympathie de sa mère et du « clan Wagner » resté à Bayreuth pour le régime en place au cours d’une déclaration radiophonique enregistrée aux Etats-Unis où elle affirma que son grand-père Richard, lui-même, ne se serait jamais accommodé de la bride nazie ?

De quelque ascendance qu’ils furent, ces opposants à la reprise du Festival par Winifred ou ses enfants prônaient l’instauration d’une direction débarrassée de la famille au profit d’une fondation nationale ou internationale. Les noms des grands opposants au régime nazi étaient clamés par toutes les lèvres comme des cris de liberté : Thomas Mann ou bien encore Albert Schweitzer étaient ceux qui revenaient le plus régulièrement.

Mais il n’est pas si simple de se « débarrasser » du nom de Wagner à Bayreuth. Et pour conserver celui-ci, il fallut jeter néanmoins l’opprobre sur un – ou une – responsable : ce fut Winifred qui fut sacrifiée sur l’autel de la « dénazification » du Festival.

 

2 – « Sacrifier Winifred » pour conserver la légitimité du nom de Wagner à Bayreuth

Au cours des nombreux procès qui eurent pour but de trouver des responsables aux prises de position artistiques et idéologiques du Festival de Bayreuth durant les « années noires » de l’Allemagne et qui se tinrent dès les fameux procès de Nuremberg jusqu’à la fin de l’année 1948, le mot d’ordre fut « trouver une victime expiatoire ». Il n’était pas utile de chercher bien loin  : Winifred, bien avant l’avènement du soldat Hitler à la tête de la Chancellerie, avait tissé des rapports d’amitié (certains diront même plus) avec ce dernier. D’ailleurs, lorsque l’ « Oncle Wolf » fut emprisonné à Landsberg pour sa responsabilité dans le coup d’état manqué pour renverser le régime en 1923, Winifred n’avait-elle pas envoyé elle-même le papier sur lequel le prisonnier avait couché son « credo » qui allait devenir celui d’une Allemagne toute entière, le tristement célèbre Mein Kampf ? Lorsqu’au cours d’une interview célèbre donnée plus tard par la « Dame de Bayreuth » en 1976 au réalisateur Hans-Jürgen Syberberg (Winifred Wagner und die Geschichte des Hauses-Wahnfried, Atlas Film, 1976) et à la même question « accusatrice » que lui posa l’interviewer elle répondit d’ailleurs, sans se démonter : « Mais comment voulez-vous que nous sachions qu’il allait écrire ce livre ? Je ne faisais qu’envoyer du papier à un ami en prison. » Défendable. Winifred sème le doute. Mais moins équivoque est la réponse à la question qui clôtura cette même interview : « Et que feriez-vous aujourd’hui si le Führer se présentait à la porte de chez vous ? » La réponse de la vieille dame qui avait connu Cosima en personne fut : « J’accueillerais celui-ci comme un ami, et lui proposerais de prendre le thé. » Lorsque le film de Syberberg fut diffusé, naturellement, il provoqua le scandale d’un public dont on avait attisé la haine envers la « Dame de Bayreuth » pendant près de trente ans.

Mais, revenons aux procès de l’équipe artistique de Bayreuth pour ses prises de position pendant le régime d’Hitler. Le 2 janvier 1947, Winifred Wagner fut classée parmi les « activistes » du régime et encourrait de lourdes peines. Cette condamnation, Winifred ne put l’accepter, car cela aurait été reconnaître sa faute. L’accusée décida de se pourvoir en appel. Ce dernier procès, le 8 décembre 1948, fit d’elle un « moindre coupable » et réduisit par là même ses peines. Interdite de publications ou d’exercer une quelconque responsabilité dans la direction du Festival de Bayreuth, dignement, le 21 janvier 1949, Winifred renonça officiellement à la direction de ce dernier. Au profit de ses propres enfants.

« Je m’engage solennellement à m’écarter de toute participation à l’organisation, la gestion et la direction des festivals scéniques de Bayreuth. Selon une intention déjà longuement mûrie, je confierai les taches désignées à mes fils Wieland et Wolfgang Wagner en les munissant des pleins pouvoirs. »

Déchue, la vieille « dame de Bayreuth » ? Sans doute, officiellement, et sur le papier ! Mais, en fait, en se retirant pas elle-même de l’affiche au profit de ses propres enfants surprotégés, n’était-ce pas elle finalement… qui avait gagné ? Chacun se fera sa propre opinion sur le sujet.

3 – Wieland Wagner aux commandes du « Nouveau Bayreuth »

Alors, comme de bien entendu – mais n’était-ce pas là un piège tendu à Winifred et à sa propre descendance pour voir ceux-ci mieux faillir ? – dans le « public », comme dans la presse, on se gaussa à l’avance, on ricana à l’idée de voir les deux frères Wieland et Wolfgang – âgés respectivement de 32 et 30 ans – prendre les rênes du Festival. Celui-ci, d’ailleurs annoncé pour une réouverture en 1950, fut repoussé d’une année et ne s’ouvrit qu’en 1951.

Instinctivement, c’est à Wieland qu’échut la plus grosse part du gâteau : celle d’endosser, en sa position d’aîné, la responsabilité du « leader ».

Très vite, Wieland comprit que s’il voulait réussir ce pari, il fallait opérer un virage à 180° dans la direction artistique du Festival. Faire table rase du passé. Même s’il devait imposer son « tour de force »… par la force, justement ! Une véritable révolution, dont cette fois il fut le réel inspirateur. Il fallait œuvrer de « renouveau ». D’où cette expression de « Nouveau Bayreuth » ou « neues Bayreuth » (ou bien encore « Neuesbayreuth ») comme on le vit placardé un peu partout. L’expression, curieusement, n’est pas de Wieland lui-même, mais bien des équipes de communication (de « marketing » dirait-on aujourd‘hui) du Festival qui cherchèrent par tous les moyens à imposer à une Europe encore sceptique un nouveau visage au Festival de Richard Wagner, sur la « Colline Sacrée ». Car si le public attendait avec impatience de pouvoir honorer à nouveau le Dieu Wagner en son Temple, il attendait également « au tournant » la nouvelle équipe (mais justement, s’agissant de la descendance directe de cette insolente Winifred qui avait tenu tête à ses accusateurs jusqu’au bout de ses procès, était-elle si nouvelle ?) à la tête du Festival.

Comme Wieland savait qu’il allait être jugé sur la qualité de la musique qui avait connu – malgré tout ce qui aura été dit et écrit – une « apothéose » durant les années trente (les voix des Maria Müller, Frida Leider ou autres Max Lorenz dirigées par les ô combien talentueuses baguettes de Karl Elmendorff ou Wilhelm Furtwängler, ayant résonné à travers le monde avec autant de talent et de charisme qu’elles s’inscrivirent dans la légende), il sut s’entourer des meilleures pointures du moment pour satisfaire aux exigences d’un public des plus exigeants.

En revanche – et c’est bien là que le jeune metteur en scène – qui avait déjà mis certains des opéras de Wagner en images, notamment sur les scènes de Nuremberg et d’Altenburg, où il avait monté La Tétralogie en 1943-1944 – innova, irrita mais aussi brilla ! Wieland, en véritable théoricien éclairé de l’œuvre de son grand-père, instruit par les lectures notamment d’Adolphe Appia qui prônait le dépouillement le plus total sur scène au profit de la musique et de son interprétation, sut donner, avec le génie que l’on sait, une image, mais aussi un sens nouveau à l’œuvre wagnérienne (cf Chapitre III, la semaine prochaine : « L’esthétique et le sens de la mise en scène chez Wieland Wagner). Au moment des dernières répétitions qui précèdèrent la réouverture du « Nouveau Bayreuth », en cet été 1951, aucun secret n’avait été révélé quant au choc visuel qui se tramait sur la Colline.

4 – 29 juillet 1951 : inauguration du « Nouveau Bayreuth »

En grande pompe !

Et, en signe d’avertissement, aux abords directs du Festspielhaus, une affiche annonçait clairement « la couleur » : « Hier gilt’s der Kunst ! » (C’est l’Art qui règne ici). Aucune équivoque n’était donc permise quant aux intentions de la nouvelle équipe menée par les deux petits-fils du compositeur, Wieland en tête. Désormais, à Bayreuth, on ne parlait plus de politique ni d’idéologie : seul l’Art régnait en maître mot.

Cette inauguration du « Nouveau Bayreuth » (dont on parlait déjà tant mais dont on ne connaissait encore rien) s’ouvrit avec la IXème Symphonie de Beethoven, la seule œuvre non wagnérienne à être donnée dans la tradition de l’histoire du Festival de Bayreuth (elle fut d’ailleurs reprise par la suite à quelques occasions, notamment en 1953 et 1963).

Ce choix de Wieland était en soi un véritable hommage à la tradition wagnérienne la plus pure et la plus fidèle, cet ouvrage ayant été donné au Théâtre des Margraves le 22 mai 1872 alors que le compositeur, grand-père de Wieland, célébrait également avec faste la pose de la première pierre du chantier du Palais des Festivals.

Avec ce concert inaugural, Wieland joua sa carte de l’excellence musicale avec des valeurs sûres : Furtwängler à la baguette (qui avait déjà eu l’occasion de s’expliquer publiquement sur son opposition au régime nazi – argument supplémentaire de Wieland pour convaincre le public et la presse) dirigea avec maestria ce soir-là un quatuor vocal d’exception réunissant Elisabeth Schwarzkopf, Otto Edelmann, Hans Hopf, Elisabeth Hongen, auquel se joignirent les forces de l’orchestre et des chœurs du Festival. Triomphe.

Mais ce que le public attendait résolument et avec impatience, c’était de découvrir le nouveau Ring et Parsifal. Les cinq soirées se suivirent et se ressemblèrent par les idées nouvelles et les images qu’elles donnèrent à voir dans la cohérence la plus totale. Dépouillement extrême, éléments de décor géométriques, graphiques et réduits à leur plus simple expression, jeux de lumière d’une subtilité en accord avec la musique : ce fut la marque de fabrique de Wieland Wagner appliquant à la scène les procédés théoriques d’Appia dans son ouvrage La mise en scène du drame wagnérien (1895), honni et voué aux gémonies par Cosima qui ne supportait pas cette nouvelle  approche de son époux et idole, et qui a tant inspiré son propre petit-fils.

Dans la salle, ce fut la stupeur, puis le scandale. Autant on célébra la qualité musicale, autant cette incroyable modernité – qui pourtant était un revirement total par rapport aux mises en scène qui avaient glorifié avec le faste de l’imagerie naïve une interprétation de l’œuvre de Wagner à la gloire du Reich nazi – fut rejetée en bloc par un public furieux. Personne n’y trouva son compte véritablement : ni les partisans de la « vieille garde » qui ne retrouvaient pas « leur Wagner », ni les détracteurs qui attendaient l’échec programmé du petits-fils de l’idole dont on ne connaissait alors que très peu le génie. Et si l’on s’accorda pour saluer unanimement les plateaux vocaux d’exception réunis pour célébrer l’art wagnérien et faire entrer Bayreuth dans ce que l’on appela « le nouvel âge d’or du chant wagnérien » (avec, chaque année, les triomphes des chanteurs invités que l’on découvrit pour la plupart et qui en peu de temps s’imposèrent comme des icônes telles que Wolfgang Windgassen, Astrid Varnay, Birgit Nilsson, Hans Hotter, Leonie Rysanek ou bien encore Martha Mödl, pour ne citer qu’eux), le concept de la relecture scénique proposée par Wieland, après le choc puis le scandale, provoqua des débats, suscita les polémiques les plus vives et les empoignades passionnées.

Année après année – et il en fut quasiment de même pour tous les scandales qui suivirent à Bayreuth – « Ring » de Chéreau/Boulez de 1976 en tête – le scandale de la première heure se transforma en … triomphe ! Usant exactement d’un principe qui resta sa « marque de fabrique », Wieland obtint une fois son public conquis, mise en scène après mise en scène, un succès toujours intact. Mais fidèle à un principe esthétique novateur, ce principe même devint, au fil des quinze années que dura le règne de Wieland sur la Colline, peu à peu routinier car il ne sut pas se renouveler.

Qu’importe, Wieland avait fait un pas de géant et, après lui, plus rien, dans l’art de mettre Wagner en scène et en images ne fut comme auparavant : le dos enfin résolument tourné aux années les plus sombres d’une interprétation partisane de l’œuvre la plus germanique des allemands, une ère nouvelle avait commencé.

 

5 – L’art de Wieland WAGNER révélé au public du « Nouveau Bayreuth » (1951)

Lorsque, le 30 juillet 1951, le rideau se lève le premier acte de Parsifal, les spectateurs qui avaient déjà entendu parler des conceptions de la mise en scène selon Wieland Wagner sans encore avoir eu le privilège d’en découvrir les préceptes transposés sur scène reçoivent un choc. Plus de forêt, plus de lac, plus de chevaliers en armure : sur scène, rien qu’un espace quasiment vide dans lequel un simple disque circulaire évolue tout au long du premier acte, illustrant tantôt une forêt (le premier tableau de l’acte), tantôt la salle du Château de la confrérie des chevaliers du Graal. Si les mots de Gurnemanz n’ont jamais pris autant de sens qu’à ce moment (« Ici le temps devient espace »), le public, lui, est effaré devant autant de dépouillement, c’est-à-dire autant de modernité.
Enfin, il convient de nuancer : seuls les puristes sont effarés, ceux de l’arrière-garde wagnérienne qui pensaient, en cette année de réouverture du Festival, retrouver les images naïves d’avant les années sombres. Ils étaient pourtant prévenus du grand déblaiement effectué par le metteur en scène car celui-ci avait effectué quelques communications à la presse avant de dévoiler de son œuvre au public. Les autres, les partisans de la nouvelle Allemagne, celle qui s’est ouverte depuis la chute du régime nazi aux images de Picasso, Max Ernst ou du Blauer Reiter sont, eux, éblouis. De ces nouvelles images “wielandiennes”, incontestablement fortes, émane un choc visuel quasi-hypnotique renforcé par de subtils jeux de lumière qui viennent définir l’espace scénique. S’y ajoute une véritable caractérisation psychologique des personnages faisant écho aux nouvelles théories de la psychanalyse à la Freud ou à la Jung qui peuvent librement s’exprimer, la vague brune ennemie ayant été mise à bas.
Si le public de ce Parsifal de 1951– tradition wagnérienne oblige ! – est contenu dans son silence (il est impossible de manifester une quelconque émotion – applaudissement… ou hurlement d’indignation ! – à une représentation de Parsifal, a fortiori à Bayreuth), il n’en sera pas de même pour le Ring les jours qui suivent : la colère des sympathisants du réalisme figuratif explose. Et Les Maîtres Chanteurs donnés la même année dans la production très classique de Rudolf Hartmann font figure de contrepoids.
La modernité, à Bayreuth, se paie (c’est une tradition que l’on aura coutume d’observer des années durant sur la Colline Verte), cher, très cher. Mais gagne ! Car, après cette radicale épreuve du feu qui avait pour but symbolique d’anéantir à jamais dans un brasier les images du passé, rien ne sera plus comme avant dans l’art de la mise en scène, à Bayreuth… ni à travers le monde.

6 – Les principes de mise en scène de Wieland WAGNER hérités des théories artistiques d’Adolphe APPIA (1862-1928)

C’est à Genève, sa ville natale, que le jeune Adolphe Appia étudie la musique. D’un tempérament insatiable et curieux, le jeune étudiant effectue – en cette fin de XIXème siècle en pleine révolution des formes et des modes d’expression culturels – son tour d’Europe à l’affût de toute forme de modernité ; c’est ainsi que de 1882 à 1886, on le retrouve sur les bancs des universités et conservatoires de Paris, Leipzig et Dresde.
En 1882, le jeune étudiant assiste aux représentations de Parsifal. Si le choc musical est bien là et marque à jamais Appia, la transposition sur scène du « festival scénique sacré en musique » est pour lui une immense déception. Cet événement aurait pu décourager l’artiste, lui faire admettre une fois pour toute que la mise en scène était un art suranné. Mais c’est l’effet inverse qui se produit en lui, et la déception ressentie lui donne une conscience aiguë de la nécessité de réformer le théâtre.
Et quelle base de travail plus appropriée à cette étude que celle à laquelle il voue déjà une admiration sans borne : l’œuvre musicale et dramatique de Richard Wagner !
Après la disparition du Maître de Bayreuth, Appia songe lui-même à concevoir décors et costumes pour une Tétralogie, des Maîtres Chanteurs, un  Tristan et Isolde… qui resteront plusieurs décennies lettres mortes ; des idées, des esquisses de croquis inachevées car considérées comme trop « modernes » pour l’époque dans laquelle il évolue. Il se heurte de plus à la farouche opposition de Cosima, gardienne non seulement de l’œuvre du Maître en son Temple, mais également au-delà des frontières de celui-ci. Fidélité aveugle oblige. Manque de « prise de risque », dirait-on aujourd’hui. Rien – aucun changement de détail dans l’œuvre telle que l’a voulue Wagner, a fortiori aucune nouvelle conception théâtrale, fusse pour mieux servir l’œuvre du Maître – ne saurait trouver la bénédiction de la «vieille dame de Bayreuth». Mais s’il ne peut à ce moment exprimer ses idées sur la scène, Appia consigne ses écrits sur la -selon lui- nécessaire réforme de l’art théâtral au sein d’un manifeste,  La Mise en scène du drame wagnérien  (1895), suivi de La Musique et la mise en scène (1899).

Mais qu’en est-il de cette fameuse réforme ?
Appia considère tout d’abord l’espace scénique comme un espace tridimensionnel, rejetant ainsi la forme traditionnellement linéaire qui était présentée sur la majeure partie des scènes de théâtre d’opéra jusqu’au XIXème siècle (interdisant également ipso facto tout véritable jeu scénique de la part des acteurs et résumant ce dernier à une gestuelle et des postures convenues). Avec Appia, la lumière apporte une dimension complémentaire à ce nouvel espace, les ombres ainsi que les dégradés viennent compléter la délimitation de l’espace consacré à l’action par les éléments de décors. Ceux-ci sont d’ailleurs réduits à leur forme la plus basique et font volontairement l’économie de toute fioriture superflue. D’autant plus qu’en cette fin de XIXème siècle qui voit la naissance de l’électricité, les nouvelles technologies offertes à la scène permettent ce genre d’innovation. Jusqu’alors les « feux de la rampe » éclairés au gaz ne permettaient en effet qu’une approche linéaire et verticale de l’éclairage.
Avec Appia, « droit à l’essentiel » (et rien de plus) sera la devise : le théoricien se montre volontairement opposé aux décors réalistes qui enferment l’œuvre dans une conception forcément limitée de sa compréhension par les spectateurs. La lumière et les jeux de couleurs, pour Appia, suffisent à créer des atmosphères sur scène, à refléter les émotions des personnages, voire à transcender celles-ci afin d’apporter aux drames musicaux une dimension atemporelle et universelle. Autant ce précepte paraît évident pour le théoricien, autant celui-ci vient heurter de plein fouet les habitués du « folklore wagnérien » qui considéraient que casques à cornes, peaux de bêtes et autres coupes d’hydromel étaient des apanages inséparables de l’œuvre du Maître de Bayreuth.

MVRW Appia Esquisse
7 – Wieland WAGNER et l’œuvre d’art totale à l’épreuve de la scène du “Nouveau Bayreuth”

Si le grand-père avait voué une véritable admiration à la réforme de Gluck pour qui le “musicien de théâtre doit, comme le peintre de décors, brosser à larges traits”’, le petit-fils Wieland pousse cette maxime à son paroxysme, éclairé par les théories d’Appia qui, en quelque sorte, vont dans le même sens. Fidèle au rythme de la musique, Wieland Wagner élimine au maximum tous les éléments de mise en scène, de décors, et même de costumes dans la nouvelle conception qu’il présente au public du Festival.
De 1951 à 1966, c’est un cheminement, telle une épreuve initiatique de l’abstraction vers le dénuement le plus total. Faute de temps vraisemblablement et malgré son désir de vouloir “taper un bon coup sur la tête des vieux messieurs de Munich” pour reprendre l’une de ses expressions, Wieland ne donna pas tout de son art en 1951 ; il proposa au fil des années à un public de plus en plus adepte de ce cheminement vers l’épurement total un véritable parcours initiatique. Ainsi, si en 1951 Siegfried devait combattre épée à la main un dragon Fafner de carton, le génial metteur en scène ne montra plus à la fin de son Ring qu’une projection qui sera, elle-même, progressivement supprimée.
Les mises en scène du Festival de 1951 se situent donc entre l’art figuratif et l’art abstrait : beaucoup de tableaux de ces deux productions sont réalisées non d’après une esquisse donnée mais sur de simples croquis ou schémas fonctionnels et les décors sont suggérés sur un plateau dénudé à l’extrême et simplement habillé à coups de projecteurs.

Prenons un exemple particulièrement significatif de ce cheminement de l’oeuvre de Richard dans les représentations de WielandParsifal tel qu’il fut présenté en 1951 puis sans cesse retravaillé jusqu’à la mort du metteur en scène en 1966.
Le premier tableau où l’on voyait jadis (et conformément au livret) une épaisse forêt avec en contrebas le lac où l’on se baignait Amfortas, le Roi blessé, ne présente plus désormais que des ombres d’arbres, projetées sur le cyclorama par des rais de lumière tombant de projecteurs placés dans les cintres et donnant ainsi l’impression de rayons de soleil à travers une (imaginaire) forêt de sapins.
Au centre de la scène, une plate-forme circulaire constitue le centre de l’action, qui, après un bref précipité et un court baisser de rideau, devient le soubassement de l’autel de la Confrérie du Graal. Si le temple, en 1951, est globalement similaire, dans sa construction, à celui de 1882, il devient lui aussi avec les années de plus en plus abstrait : quelques colonnes, puis quelques rais de lumières suggérant ces mêmes colonnes, suffisent à délimiter l’enceinte de la Salle du Graal. Le rôle de la lumière, conformément aux théories d’Appia devient donc réellement prépondérant. Le cabinet de Klingsor, jadis bric-à-brac plus conforme à celui du Docteur Jekill qu’à un laboratoire de sorcier, est désormais suggéré par une sorte de toile d’araignée verdâtre (symbolisant les méandres psychologiques et la perdition du Chevalier déchu) de laquelle émergent successivement le mage puis son âme damnée, Kundry. Plus d’ermitage de Gurnemanz au troisième acte non plus, mais un plateau quasiment vide reflétant la désespérance d’une confrérie privée de son Roi ; la traditionnelle fontaine dans laquelle Kundry, Marie-Madeleine pénitente, lavait les pieds de Parsifal avant de les sécher de ses cheveux est matérialisée par un bassin de pierre de forme rectangulaire avec un simple banc ; la nudité la plus extrême pour signifier le plus total dénuement. Quant à la colombe que l’on voyait descendre des cintres au dernier tableau et se poser sur la tête de Parsifal, elle est désormais symbolisée par un seul faisceau de lumière.
La révolution de Wieland Wagner dans son esthétique globale de la mise en scène concerne aussi nécessairement les costumes et l’approche psychologique des personnages. Déjà les choeurs : Richard Wagner initialement ne voulait pas que les choeurs jouent car, à l’époque, les choristes étaient peu familiers de l’art de la mise en scène (certaines productions d’avant-guerre, notamment Les Maîtres Chanteurs, en étaient caricaturales, en particulier dans le dernier acte de la Festwiesee). Hétéroclites, mal organisés au sein de l’espace scénique sur lequel ils devaient jouer, le risque du « bariolé » était inévitable. Avec Wieland, les choristes sont habillés d’une manière uniforme, renforçant le caractère austère des Chevaliers de la Confrérie du Graal et rendant plus uniforme les deux groupes de filles-fleurs qui évoluent sous sa direction dans un mouvement lascif évoquant l’appel d’une vague maritime, beaucoup plus évocatrices qu’une armée d’aubergistes de tavernes bavaroises perruquées et fardées à l’extrême (Wagner avait regretté d’ailleurs, en recevant les costumes de la création, en 1882, les couleurs beaucoup trop chamarrées et vulgaires des tentatrices du Jardin de Klingsor). De même pour les costumes des solistes, sobres et harmonisés selon l’approche linéaire et globale voulue par Wieland. Et fi des postures convenues et de la gestuelle attendue de ces derniers ; à toute pose ou tout mouvement caricatural, Weiland voit en la gestuelle des interprètes le reflet psychologique de leur âme. Une approche quasi-psychanalytique.

Si Wolfgang Wagner, le frère de Wieland et son collaborateur dans cette vaste entreprise d’un “nouveau Wagner” dans un “nouveau Bayreuth”, fut plus modéré dans son approche, avec notamment une esthétique plus colorée (qui sera de mise jusqu’à la fin des années 90 sur la scène du Festival), la voix désormais ouverte de la dématérialisation par les deux frères ne saurait tolérer aucun retour en arrière. Et toujours, avec, en arrière pensée, cette idée que l’art de Richard Wagner ne saurait délibérément plus souffrir aucune confusion politique et/ou idéologique. La production des Maîtres Chanteurs de 1956 en est la preuve : plus de ruelles caractéristiques d’un Nuremberg de Moyen-Age de carte postale en carton-pâte, plus de défilés colorés des corporations sur les rives de la Pegnitz, mais de simples projections sur des éléments de décors minimalistes (un arbre, un toit, un clocher d’église) qui invitent le spectateur à se projeter dans le décor qu’il souhaite imaginer évitant ainsi toute compromission avec une quelconque idéologie fanatique.
Il en est de même pour Tristan (mythique, celui de 1952, puis celui, encore plus abstrait de 1962) ou bien pour Lohengrin (1958) et Tannhäuser (1954, et surtout, de 1961) – qualifiés parfois d’”oratorios” tant la sobriété était de mise -, un ensemble de productions cohérentes dans la justification de leur dépouillement et avec lesquels Wieland Wagner avait réussi son pari : donner enfin un autre dimension à une Allemagne renaissante qui pouvait désormais et à nouveau affirmer avec fierté sa culture et son nouveau visage.

NC

Voir également :
– Wieland WAGNER (biographie) (NC)

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